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L'Algérien, adorateur du klaxon

hebergement d'imageSi le klaxon n'existait pas, l'Algérien l'aurait certainement inventé, lui qui se contente de copier ou d'importer ce que les autres inventent. Parlant d'une voiture appartenant à un Algérien, vous pouvez raconter sur elle toutes les anomalies qui vous passent par la tête, personne ne vous accusera d'exagération, on vous écoutera avec une confiance béate et fascinée, appuyée par des hochements de tête approbateurs.

Mais si vous rapportez qu'un jour vous êtes tombé sur une bagnole algérienne dont le klaxon ne fonctionne pas, on accueillera votre histoire avec une profonde grimace de doute, on tiquera. Instinctivement, les Algériens savent que la chose est impossible. C'est une connaissance innée.

C'est ce qui explique pourquoi nos gendarmes et nos policiers ne demandent jamais à leur compatriote automobiliste de klaxonner. C'est que ces hommes qui suent pour notre tranquillité et notre sécurité sont profondément habités par la certitude que toutes les voitures du pays, même celles complètement déglinguées qu'ils voient passer de temps à autre dans les barrages qu'ils dressent un peu partout, sont munies d'un klaxon qui marche. De mémoire d'Algérien, depuis l'indépendance de notre patrie, jamais on a entendu parler d'une contravention dressée pour absence ou non fonctionnement d'un klaxon. Un Algérien peut rouler dans une voiture dépourvue de plaquettes de frein, ou sur des pneus lisses comme la tête d'un chauve, ou avec un tuyau d'échappement lâchant un nuage noir, étouffant et puant comme le serait celui d'un poulpe malade, mais jamais vous ne le trouveriez assis derrière le volant d'une voiture qui ne klaxonne pas.

Dans une voiture au klaxon défectueux, l'Algérien se sentirait incomplet, très mal à l'aise et lamentablement frustré. Il serait plus sombre, plus morose et plus irritable qu'il ne l'est d'origine. La moindre étincelle le ferait exploser. Il n'y a qu'un seul évènement qui produirait en lui autant de dégâts : une pénurie de pain.

L'Algérien adore klaxonner. Quand il est au volant, des démangeaisons furieuses rongent ses mains et les font bondir sur le klaxon au moindre prétexte. Il conduit, l'instinct aux aguets, et à la moindre occasion, il fait retentir son avertisseur, le visage tordu par une grimace de volupté. Le geste l'inonde de jouissance et apaise ses nerfs toujours hérissés. Mais comme tout plaisir, cette paix délicieuse ne dure pas, et bientôt les démangeaisons le reprennent, avec plus de férocité.

Y aurait-il des Algériens qui ne seraient pas atteints de ce besoin tyrannique ? Peut-être. Mais n'essayez pas d'en rencontrer un ! On ne cherche pas une aiguille dans une botte de foin ! Si je ne craignais pas de vous froisser, je dirais qu'un Algérien qui se maitriserait devant un klaxon est aussi rare qu'un pied dans le corps d'un cul-de-jatte.

Vous bougonnez. Ces propos vous déplaisent et vous perturbent. Je vous comprends. Vous voulez des preuves, je vous en donnerai. Ma cabosse en contient de quoi remplir des pages et des pages. C'est que je suis l'esclave d'une passion : Observer mes semblables. Mon plaisir à moi, mon bonheur, est de braquer mon attention sur les gens. Même ma mère n'échappe pas à cette curiosité aiguë qui s'éveille chaque fois que mes yeux tombent sur un être humain. Quels magnifiques trésors j'ai découvert ainsi, en observant, par exemple, nos automobilistes ! En voici quelques-uns.

Commençons par le marchand ambulant. Dès qu'il pénètre dans une cité, à n'importe quelle heure de la journée, cet Algérien appuie sur le klaxon et le fait hurler sans répit, voluptueusement. De temps à autre, il quitte son véhicule et crie ses marchandises, mais il le réintègre très vite, il préfère klaxonner, assis au volant, une cigarette coincée entre les dents, pour accentuer le plaisir. Ne lui demandez pas de penser à ceux qu'il dérange avec sa sirène, vous le choqueriez. Sans ce vacarme, comment voudriez-vous que les gens sachent qu'il vend des pommes de terre ou des matelas ? Avez-vous une autre solution à lui proposer ? Hein ? C'est facile de faire des remarques aux gens, mais lui, le pauvre, le Destin lui a collé sept enfants sur le dos ? Et que peut-on contre le Destin ? Comment maintenant nourrir cette marmaille sans klaxonner ? Hein ? Allez-y ! Montrez-lui ! Sinon, laissez-le tranquille, que Dieu vous protège ! Et pour vous montrer qu'il n'a pas tort, que la vérité est de son côté, il klaxonne de plus belle, il hurle le nom de ses marchandises, avec acharnement, il se venge sur vos tympans. Il raconte cette injustice au client qui vient d'arriver, qui approuve bien sûr ses plaintes et lui donne raison. Car un Algérien a honte de contredire un autre Algérien, quelles que soient les conneries que celui-ci produit.

En gros, notre marchand ambulant a deux manières de klaxonner. La première est celle qu'il utilise pour s'annoncer dans le quartier. Ce vacarme est un signal qu'il lance aux locataires pour signifier sa présence sur les lieux. La deuxième est plus délicate à décrire. Elle apparaît quand les clients se font rares. Ce n'est plus un signal mais un cri de colère répété. Le marchand exprime ainsi sa rage à ceux qui, incléments, sont restés blottis au fond de leur logis, sans aucun égard pour ses pommes de terre ou ses matelas. En klaxonnant furieusement, il quitte le quartier en ronchonnant contre les avares sans cœur qui le peuplent.

Voici un deuxième exemple. Dans une file de voitures algériennes stoppées par un feu rouge algérien, tous les chauffeurs ont les yeux braqués sur l'appareil de signalisation, mais en plus de ce comportement qui pourrait paraitre ordinaire, et en dehors de celui qui occupe la tête de la colonne, ils ont tous la main sur le klaxon. Les mines attirent aussi l'attention. Si vous êtes un fin observateur, vous verrez que le visage du premier est déformé par une peur qui rappelle celle d'une personne qui s'attend à être frappée par surprise. Immobile, le pauvre fixe le feu sans un battement de cils, et on devine qu'il a le pied sur l'accélérateur comme pour fuir un danger imminent. Par contre, sur le visage des conducteurs suivants, tremblote un rictus angoissant qui s'explique à l'instant même où le feu passe au vert. A ce moment, un charivari de klaxons se fait entendre. Le premier de la file doit alors s'activer s'il ne veut que ses nerfs soient esquintés. Derrière lui, quelle que soit sa rapidité, ses frères sont mécontents et auraient aimé que leur klaxon soit prolongé par une longue aiguille empoisonnée avec laquelle il lui auraient piqué le dos avec beaucoup de plaisir.

Cette scène se répète, mais d'une autre manière, quand la file de voitures est arrêtée cette fois-ci par un agent de l'ordre. Dans ce cas, le premier de la chaîne, bien qu'il est vrillé par le désir de klaxonner, fait en sorte que ses mains soient bien visibles par le policier, farde sa mine d'un sourire mielleux, et remplit son regard d'une innocence plus blanche que la conscience d'un bébé. C'est qu'il sait que bientôt les chauffeurs des voitures qui sont rangées derrière la sienne se mettront à claironner, et l'agent qui est devant lui est son compatriote, il a les mêmes nerfs fragiles que lui, et il a un pistolet. Se sachant à l'abri des yeux du flic, ces conducteurs souvent moustachus profitent de l'occase et font un tapage du diable, remplis d'une joie mystérieusement méchante. Pourquoi ? Dieu seul le sait. Il faudrait en allonger un sur le fauteuil d'un psychanalyste, mais un Algérien, même sous hypnose, ne peux pas éviter de dissimuler. C'est pourquoi une autobiographie écrite par Algérien ferait se suicider de jalousie un saint.

Mais c'est le panneau stop qui révèle le mieux la passion de corner qui ravage l'Algérien. Là, travaillés par un sentiment obscur, les Algériens donnent des coups de klaxon d'abord espacés et brefs, puis de plus en plus rapprochés et insistants, exigeant du chauffeur du véhicule qui se trouve à la tête du cortège d'avancer. Y a-t-il des voitures dans la route dans laquelle débouche celle qu'ils empruntent ? Oui, et roulant le klaxon et le champignon écrasés. Mais alors comment s'explique ce comportement ténébreux ? S'agit-il d'un penchant inconscient pour les jeux macabres ? C'est une idée qui n'est pas bête. Désirent-ils que leur frère soit réduit en bouillie ? Bien sûr que non ! Comment osez-vous suggérer une réponse aussi sotte ? L'algérien est très complexe. C'est une énigme touffue. Celui qui se proposerait de le comprendre doit d'abord se vider totalement de la logique. Par exemple, un extraterrestre logicien qui a beaucoup voyagé à travers le monde, constatant l'absence de toilettes publiques dans notre pays, en déduirait que nous avons une coutume qui nous interdit d'évacuer nos déchets à l'extérieur de nos foyers, ou que nos excréments s'accumulent dans des organes plus volumineux que ceux du reste de l'humanité. Or l'explication est purement extra-logique : nous aimons retarder le dégorgement et profiter de l'instant de délivrance dans la paix du foyer. Chaque communauté à ses plaisirs.

Mais il y a une situation où l'Algérien s'adonne à son plaisir de klaxonner jusqu'à l'épuisement et tranquillement : dans un cortège de mariage. Car dans ce cas, rien ne vient faire hésiter sa main et frelater sa joie, il peut jouer avec son klaxon le plus librement du monde, dans une délicieuse insouciance, encouragé par ses passagers et les lorgneurs stationnés sur les trottoirs, profitant au maximum de l'aubaine. Il klaxonne et reklaxonne, avec les yeux lumineux de celui qui est en train d'accomplir un exploit. S'il est marié, son épouse qui depuis longtemps ne ressent rien pour lui, l'aimera ce jour-là d'un amour plus juteux de celui qui dégouline des mamelles de son feuilleton préféré, et le lui montre en lançant des youyous stridents qui ont sur sa chair épuisée l'effet d'un soufflet sur des braises mourantes. Car les klaxons d'un cortège de mariage possèdent sur l'Algérienne un pouvoir étrange. Ils l'affolent et l'enflamment. Les innombrables cadenas qui parent son corps sautent l'un après l'autre. Une excitation nerveuse s'empare d'elle et l'échevèle. C'est dommage que le mâle algérien ne soit pas doté d'un klaxon naturel qui se déclenche automatiquement chaque fois qu'il est tourmenté par un besoin d'affection.

Je pense que ces quelques démonstrations sont suffisantes. Sinon, sortez dans la rue et tendez l'oreille. Dans le tapage habituel, vous remarquerez très vite celui des avertisseurs. On klaxonne à gogo. Voici un semi-remorque qui hurle épouvantablement derrière une voiture qui escalade un dos-d'âne. Là-bas, deux voitures s'envoient des saluts en trompetant généreusement. De l'autre côté, un bus appelle les voyageurs en braillant. Ici, une voiture pousse des cris d'amour aigus vers une jeune fille. (Car l'Algérien est plus audacieux à l'intérieur d'une carapace.) Pas loin, un camion appelle quelqu'un à coups de clairon. Bref, vous avez le choix. Maintenant, pour terminer, je citerais une situation où l'Algérien évitera en général de klaxonner. Dans ce cas, il bride son désir et supporte bravement les terribles démangeaisons qui embrasent ses mains. Évidemment, si vous êtes un chauffeur algérien, vous avez deviné. C'est, bien entendu, lorsqu'un véhicule appartenant à la police ou à la gendarmerie le précède. Là, il est d'une gentillesse et d'un raffinement qui appellent le respect et l'admiration. Ça m'arrive souvent. Je reste peinard sur mon siège. Je sais que les hommes en uniforme qui roulent devant moi n'attendent qu'une chose : Que je klaxonne. Et pour adoucir ma rancœur, je rêve que je suis un général. Au revoir et bonne journée.

 

Par Mohamed BOUDAOUD

Commentaires

  • Chantal
    Bravo Mohamed,

    J'ai adoré votre texte ! Votre autodérision est absolument savoureuse et vraiment très drôle. Cette forme d'humour est imparable et ne peut que susciter l'assentiment de tous !

    Bonne journée.

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