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Féminisme et différence: les dangers.../Partie I

Partie I

Cette étude, ce regard, ce point de vue tranchent avec ce que l'on a l'habitude d'entendre, de lire sur le féminisme, et se propose de battre en brèche, de déconstruire tous les discours, écrits ayant pour thématique le féminisme dans les pays musulmans, dans les pays arabes, plus spécifiquement en Algérie, faussés et enfermants qu'ils sont par des paradigmes et des concepts complètement aliénés par une vision ethnocentrique aux antipodes avec la réalité des femmes Nord-Africaines et Moyen-orientales.... C'est aussi l'occasion de répondre aux questions de l'ami Mourad.

En fait, le mieux, c'est de lire cet article si vous en avez le courage. Comme il est très long, et que le temps et la disponibilité manquent, je le propose en trois parties. Bonne lecture...


Féminisme et différence : les dangers d’écrire en tant que femme sur les femmes en Algérie

Marnia Lazreg
Traduction de Christine Laugier
p. 73-105
Cet article est la traduction de : « Feminism and Difference : The Perils of Writings As a Woman on Women in Algeria », Feminist Studiest, 14 :1 (1988 : Spring), p. 81-107.

Le désir de démanteler l’ordre existant et de le reconstruire pour le faire correspondre à ses propres besoins est au cœur du projet féministe, en Orient comme en Occident. Ce désir est parfaitement exprimé par le cri d’Omar Khayyam :

  • Ah l’amour ! Puissions-nous conspirer avec le Destin
  • Pour comprendre la marche de ce triste monde,
  • Nous le réduirions en poussière – pour alors
  • Le refaire, selon les désirs de notre cœur.


Cependant, les féministes, orientales et occidentales, ne sont pas unanimes sur la façon de comprendre cette « marche du triste monde » ni sur les outils qu’il convient d’utiliser pour le « réduire en poussière ». Elles ne sont pas non plus d’accord sur le fait de savoir si un processus de reconstruction est possible ou pas. En fait, les féministes académiques occidentales ont la possibilité de redécouvrir leur féminité, de tenter de la redéfinir et de produire leur propre connaissance d’elles-mêmes. Elles ne sont entravées dans cette entreprise que par ce que beaucoup perçoivent comme la domination des hommes. En fin de compte, les féministes occidentales opèrent sur leur propre terrain social et intellectuel et elles le font selon l’hypothèse implicite que leurs sociétés sont perfectibles. Dans ce sens, la pratique critique des féministes apparaît comme normale et elle semble faire partie d’un projet raisonnable (même s’il est difficile à mener), destiné à obtenir une plus grande égalité entre les sexes.

En revanche, le projet féministe algérien et moyen-oriental se déroule au sein d’un cadre de référence qui lui est imposé de l’extérieur et se déroule selon des normes qui lui sont également imposées de l’extérieur. Dans ces conditions, la conscience de sa propre féminité correspond à la prise de conscience que, d’une façon ou d’une autre, des étrangers, des femmes aussi bien que des hommes, se sont appropriés en tant qu’experts du Moyen-Orient. Ainsi le projet féministe est-il perverti et n’apporte que très rarement la possibilité d’une libération personnelle contrairement à ce qui se passe dans notre pays ou en Europe. Les formes d’expression utilisées par les féministes algériennes se retrouvent, en fait, coincées entre trois discours qui se superposent : le discours masculin sur la différence de genre, le discours des sciences sociales sur les peuples d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient et les discours universitaires (féministes ou proto féministes) qui sont tenus sur les femmes issues de ces sociétés.

Cet article est le fruit d’une réflexion préliminaire sur la nature et la spécificité de la théorie féministe américaine et sur la quête continuelle d’une épistémologie féministe. Mes incursions dans les écrits du féminisme américain, au moment où le féminisme semble subir une crise, m’ont fait comprendre que le féminisme académique doit absolument se détacher de l’héritage philosophique et théorique qu’il a si fortement contesté. Le savoir n’est pas seulement produit au sein d’un contexte socio économique et politique mais il l’est aussi au sein d’une tradition intellectuelle faite d’hypothèses explicites et implicites. Bien qu’il remette en cause les théories traditionnelles, le féminisme académique a souvent négligé d’interroger ses propres prémisses. S’il le faisait plus régulièrement, il deviendrait évident que les catégories « traditionnelles » des sciences sociales n’ont toujours pas été modifiées mais qu’elles ont plutôt changé de sexe.

Lorsque j’ai détourné mon attention de ce qui était au centre du débat sur la théorie féministe et sur l’épistémologie et que je l’ai reportée vers sa périphérie nord-africaine et moyen orientale, j’ai remarqué trois phénomènes intéressants. En premier lieu, l’intérêt des féministes américaines pour les femmes de ces régions du monde a provoqué un afflux d’écrits, qui se sont distingués par leur relatif manque d’apport théorique. À quelques exceptions près, les femmes qui écrivent sur les femmes nord-africaines et moyen-orientales ne se disent pas féministes. Pourtant c’est le besoin d’informations du féminisme académique sur leur sujet d’étude qui légitime leur travail. Ensuite, les féministes « orientales » écrivant pour des publics occidentaux au sujet des femmes de leurs pays natals sont tellement allées dans le sens de la théorie générale implicite que cela a permis l’expansion et l’installation du savoir féministe américain mais très rarement sa remise en question. Les femmes américaines issues des minorités ont, en revanche, à maintes reprises, contesté les projets féministes académiques de diverses façons. Elles ont ainsi mis en lumière des problèmes que le savoir féministe doit traiter et résoudre avant de pouvoir se présenter comme une alternative au savoir « traditionnel ». Enfin, bien que les féministes américaines (comme leurs collègues européennes) aient cherché à définir et à se tailler un espace sur lequel ancrer leur critique, les féministes « orientales » ont simplement ajusté leur recherche afin de remplir les blancs que le libéralisme féministe américain leur a laissés dans la répartition géographique. Ces observations sur le savoir féministe, occidental et oriental, m’ont amenée à chercher les liens reliant le savoir féministe occidental au sens large au savoir établi et ce par le biais de l’étude du cas concret de l’Algérie. J’ai découvert qu’il existe une continuité entre les modalités figées et traditionnelles qui sont celles des sciences sociales dans leur appréhension des sociétés nord africaines et moyen orientales telles qu’elles existent dans l’épistémologie coloniale française et l’approche qui est celle des femmes universitaires issues de ces sociétés. Cette continuité s’exprime, par exemple, dans la prédominance du « paradigme religieux » qui accorde à cette dernière un pouvoir d’explication privilégié. La plupart des pratiques académiques féministes se placent dans la lignée de ce paradigme reproduisant, par conséquent, ses présupposés et renforçant par là même sa position dominante. Ce processus se vérifie même lorsque les féministes affirment être conscientes des faiblesses de ce paradigme
J’ai également découvert une continuité temporelle et conceptuelle entre les discours des femmes (souvent proto féministes) et les discours féministes. Ce qui a été écrit par des femmes au sujet des femmes algériennes dans la première partie de ce siècle est reproduit d’une façon ou d’une autre dans les écrits des femmes françaises contemporaines et dans ceux des féministes américaines sur ce même sujet. Plus important encore, les thèmes qui ont été définis comme étant importants par le discours colonial et néocolonial français pour comprendre les femmes algériennes sont ceux que l’on rencontre aujourd’hui dans les écrits des femmes orientales.

Dans les pages qui suivent je vais décrire certaines de ces continuités et j’indiquerai de quelle façon le poststructuralisme les affecte. J’étudierai également le problème de la nécessité d’une nouvelle évaluation du projet féministe au sein d’un cadre éthico humaniste.


Les paradigmes des sciences sociales et les paradigmes féministes

L’étude des sociétés du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord a été confrontée à de nombreux problèmes conceptuels et méthodologiques ce qui a incité le sociologue anglais Bryan S. Turner à dire « qu’elle est à la traîne loin derrière les études d’autres régions, à la fois en termes de théorie et de contenu ». En effet, cette étude est « sous-développée ». Les travaux de recherche sur les sociétés nord-africaines et moyen-orientales se focalisent sur l’islam en tant que sujet de recherche privilégié qu’il soit abordé en tant que religion ou en tant que culture. De nombreuses hypothèses, qui posent en réalité problème, sous-tendent l’étude de ces sociétés. Tout d’abord, l’islam est considéré comme un système de croyance indépendant et défectueux, imperméable au changement. En sociologie, cette hypothèse trouve sa justification théorique dans le travail de Max Weber. Ensuite, on part du principe que la civilisation islamique a connu un déclin et qu’elle continue de décliner. La « thèse du déclin », parfaitement illustrée par le travail de H.A.R. Gibb and Harold Bowena incité David Waines à dire que « la naissance de l’islam constitue également la genèse de son déclin ». En général, on explique en termes de retour à l’islam les tentatives des peuples indigènes pour changer leurs institutions. Le travail de Clifford Geertz illustre parfaitement ce phénomène qu’il appelle le « scripturalisme ». Enfin, on suppose que « l’islam ne peut produire un savoir scientifique sur lui-même qui soit adéquat dans la mesure où les situations politiques des sociétés islamiques excluent tout travail de recherche autonome et critique. L’islam exige de la science occidentale qu’elle produise une connaissance pertinente de la culture du monde islamique et de son organisation sociale »
Cette science est parvenue à enfermer l’étude de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient dans une sorte de ghetto intellectuel dans lequel les développements théoriques et méthodologiques qui ont traditionnellement cours dans les sciences sociales sont, en quelque sorte, condamnés à être inapplicables. Par exemple, très récemment encore, on ne pouvait parler de classes sociales au Moyen-Orient mais seulement de hiérarchies sociales ou de mosaïques de peuples. On ne peut pas non plus parler de révolution mais seulement d’agitation politique et de coups d’État. On ne peut toujours pas parler de connaissance de soi mais seulement de « connaissance locale » ou « du point de vue des autochtones ».

Même lorsque des spécialistes bien intentionnés font l’effort d’adapter des développements théoriques ou méthodologiques provenant d’autres domaines, ils finissent toujours par renforcer les vieilles hypothèses qui posent problème. Par exemple, l’attention récente accordée à la « culture populaire » nourrit la vision d’un islam divisé entre l’orthodoxe et le mystique. De la même façon, l’introduction du concept de classe dans l’étude du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord a parfois fini par faire des théologiens et/ou des membres de sectes religieuses des rebelles prolétariens.

Un survol de la littérature écrite par des femmes, qu’il s’agisse de féministes ou simplement de femmes s’intéressant aux problèmes des femmes, montre que, dans l’ensemble, ces dernières reproduisent les hypothèses discutables qui sous-tendent l’étude du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

Le travail académique des femmes sur les femmes de ces régions est dominé par le paradigme de la religion/tradition et il se caractérise par une variante de ce que feu C. Wright Mills appela « l’empirisme abstrait » Les sujets d’étude sélectionnés sont limités par la méthode qui est choisie pour les étudier. Une fois que les chercheurs ont, par exemple, choisi une méthode fonctionnaliste/culturaliste, ils ne sont plus en mesure de traiter d’autre chose que de la religion et de la tradition. Le résultat final est une conception réductive et anhistorique des femmes. Le fait d’insister sur le paradigme de la religion/tradition, combinaison d’hypothèses orientalistes et évolutionnistes, empêche de le critiquer en les obligeant soit à parler de ses paramètres dans le respect de la tradition ou à les subir. Le voile, l’enfermement, la pratique de l’excision sont considérés dans ce cas comme des exemples représentatifs de la tradition.

Historiquement, le voile a, bien sûr, acquis un intérêt à caractère obsessionnel pour beaucoup d’auteurs. En 1829, Charles Forster a par exemple écrit Mohammetanism Unveiled et en 1967, le révolutionnaire Franz Fanon écrivit au sujet des femmes algériennes sous le titre : Algeria Unveiled. Même la colère suscitée par cette imagerie injurieuse ne parvient pas à diminuer la fascination qu’elle exerce comme le prouve le titre du livre écrit par une féministe marocaine : Beyond the Veil. La persistance du voile en tant que symbole essentiellement représentatif des femmes illustre bien la difficulté rencontrée par les chercheurs lorsqu’ils ont à faire à une réalité qui ne leur est pas familière. Elle révèle également une attitude de méfiance. Le voile permet de cacher ; il éveille les soupçons. Par ailleurs, le fait de se voiler est proche du port d’un masque ce qui induit que le fait d’étudier les femmes issues de ces sociétés où le voile existe constitue une forme de théâtre ! Certaines féministes de ces régions du monde (l’Orient) ont poussé l’imagerie théâtrale encore plus loin en faisant du voile une partie intégrante de la personne de la femme.

La tendance évolutionniste qui imprègne une bonne partie des réflexions sur les femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord s’exprime à travers un préjugé radical contre l’islam en tant que religion. Bien que les féministes américaines aient tenté de concilier christianisme et féminisme ainsi que judaïsme et féminisme, l’islam est immanquablement présenté comme antiféministe. Ce qui opère ici n’est pas une simple tendance rationaliste contre la religion en tant qu’obstacle au progrès et à la liberté de pensée. Ce qui se manifeste ici c’est l’acceptation de l’idée qu’une hiérarchie des religions existe, certaines étant plus susceptibles de changer que d’autres. De même que la tradition, la religion doit être abandonnée pour que les femmes du Moyen-Orient ressemblent aux femmes occidentales. Dans cette logique, aucun changement n’est possible sans référence à une norme venue de l’extérieur, norme que l’on juge parfaite.

Bien que dans les sociétés occidentales, la religion soit considérée comme une institution parmi d’autres, elle est perçue comme le fondement des sociétés dans celles où on pratique l’islam. On a pris l’habitude de voir l’auteur utiliser la religion comme la cause de l’inégalité de genre tout comme on en avait fait la source du sous-développement dans la théorie de modernisation. De façon étrange, le discours féministe sur les femmes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord reflète l’interprétation propre aux théologiens au sujet des femmes dans l’islam. Les féministes universitaires ont aggravé cette situation en y ajoutant leurs propres définitions équivoques. Elles ont réduit l’islam à une ou deux sourates ou injonctions telles que celles ayant trait à la hiérarchie des genres et au châtiment des femmes adultères (qui s’applique également aux hommes).

Ce paradigme finit par priver les femmes d’une existence propre, d’un être. C’est parce qu’on subsume les femmes sous la religion présentée comme fondamentaliste qu’on les considère comme évoluant dans un temps ahistorique. Elles n’ont littéralement pas d’histoire. Toute analyse du changement est donc impossible. Lorsque les féministes « font » l’histoire, on a le sentiment qu’elles participent à une contre- histoire dans laquelle le progrès se mesure en termes de compte à rebours vers l’époque où tout a commencé et où tout a commencé à être élucidé. C’est-à-dire l’époque du Coran pour l’auteur féminin tout comme il s’agit du temps du Coran et des traditions pour l’auteur masculin. Cette focalisation tenace sur la religion qui est présente dans les travaux sur les femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord fait penser à la place du feu détenteur d’une fonction équivalente dans la mythologie et dans la première pensée scientifique. Une obsession/ fascination similaire pour le mystérieux pouvoir du feu a dominé l’esprit « primitif » tout comme l’esprit « scientifique » jusqu’à la fin du dix-huitième siècle.

La question qu’il nous faut à présent poser est la suivante : pourquoi le féminisme académique n’a-t’il pas dénoncé les faiblesses du discours dominant sur les femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ? Des articles, des préfaces et même des anthologies ont dénoncé ce qu’Elisabeth Fernea et B.Q. Bezirgan ont baptisé les « écrits astigmatiques » sur les femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Certains travaux ont tenté de prendre leur distance par rapport au paradigme dominant – bien qu’ils n’aient pas réussi à le déplacer. Il est également important de rappeler que les paradigmes en concurrence sont « incommensurables » dans la mesure où les critères permettant de juger leurs mérites respectifs ne sont pas déterminés par des règles de valeur neutre mais sont l’œuvre de la communauté de spécialistes dont « l’expertise » a produit de l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient en tant que domaine de connaissance. Pourtant, aucun effort soutenu n’a été fait pour contester les présupposés épistémologiques et théoriques de la plupart des travaux sur les femmes.

La différence, en général, qu’elle soit culturelle, ethnique ou raciale a constitué un véritable obstacle pour les sciences sociales occidentales et ce, dès leurs débuts. L’ethnologie et l’anthropologie européennes du dix-neuvième siècle ont précisément été créées pour étudier les peuples différents et leurs institutions. Cependant, sans tenir compte des inadéquations et des approximations conceptuelles, théoriques et méthodologiques présentes dans les travaux de beaucoup d’anthropologues et d’ethnologues classiques, l’intérêt qu’ils manifestaient pour la « différence » ne constituait en fait qu’un outil leur permettant de mieux comprendre leurs propres institutions. Ce fut le cas du travail d’Émile Durkheim sur la religion, de celui de Marcel Mauss sur l’échange et de celui de Bronislaw Malinowski sur le complexe d’Œdipe pour n’en citer que quelques-uns. Bien que mon intention ne soit pas d’absoudre l’anthropologie occidentale de son eurocentrisme, il faut reconnaître qu’elle montra, dès son origine, une certaine capacité à identifier le dénominateur commun qui existe entre les peuples de cultures différentes, un lien humain. Les notions d’« universalisme culturel » ou de « pensée humaine », quoique problématiques, sont l’expression de ce lien commun existant entre les différents peuples.

Le féminisme académique contemporain semble avoir oublié cette partie de son héritage intellectuel. Bien sûr, le fait d’opposer les recherches féministes aux sciences sociales peut sembler sans intérêt. Les scientifiques femmes en sciences sociales ne font-elles pas partie de la même communauté et du même milieu intellectuel que leurs collègues hommes ? C’est évidemment le cas. Mais les féministes académiques ont généralement dénoncé les sciences sociales conventionnelles en raison de leurs perspectives concernant les femmes tant du point de vue théorique qu’empirique. Elles ont, en particulier, montré que ces sciences ont réduit la vie des femmes à une seule dimension (la reproduction et le travail domestique) et qu’elles ont échoué dans la conceptualisation de leur statut dans la société, en tant que statut évoluant historiquement. Le féminisme académique a donc apporté un bol d’air frais dans le discours des sciences sociales sur les femmes et a tenu la promesse d’une pratique plus impartiale et plus neutre. Il est donc surprenant de constater que les femmes algériennes sont traitées d’une façon dont les féministes académiques ne souhaitent pas être traitées.

En Algérie, on subsume les femmes sous l’expression, qui est loin d’être neutre, de « femmes islamiques », de « femmes arabes » ou de « femmes du Moyen-Orient ». Parce que le langage produit la réalité qu’il nomme, les « femmes islamiques » doivent être rendues conformes à la configuration des significations que l’on associe au concept d’islam. Les termes qui les désignent expriment ce qui devrait être considéré comme un problème. Le fait de savoir si les « femmes islamiques » sont vraiment dévotes ou si les sociétés dans lesquelles elles vivent sont des théocraties, sont des questions sur lesquelles, de fait, par cette façon de les désigner, on ne s’attarde pas.

Le parti-pris de ce discours sur la différence devient grotesque si nous renversons ses termes et si nous suggérons, par exemple, que les femmes de l’Europe contemporaine et de l’Amérique du Nord devraient être étudiées en tant que femmes chrétiennes ! De la même façon, l’étiquette « femmes du Moyen-Orient » lorsqu’on l’oppose à l’étiquette « femmes européennes », révèle son caractère trop généralisant. Le Moyen-Orient est une région géographique couvrant pas moins de vingt pays (si on le limite à l’Orient « arabe »). Ces pays montrent quelques similitudes mais aussi beaucoup de différences. Les féministes qui étudiaient les femmes à l’époque de l’Angleterre victorienne ou de la Révolution française ne se permettent pas, en tout cas peu le font, de subsumer les femmes françaises ou anglaises ou de type européen en tant que catégories de pensée sous l’étiquette très générale de « femmes européennes ». Pourtant, un livre sur les femmes égyptiennes a été intitulé « Femmes du monde arabe ». Michel Foucault avait peut-être raison lorsqu’il affirmait que « le savoir n’est pas fait pour comprendre ; il est fait pour trancher ».

Il existe une grande continuité dans la façon dont les féministes américaines traitent de la différence au sein du genre tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la société américaine. Dans chaque cas, un attribut, soit physique (race ou couleur) soit culturel (religion ou ethnie) est utilisé dans un sens ontologique. Il faut, cependant, ajouter un élément aux modes de représentation des femmes issues d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient utilisés par les féministes. Ces modes de représentation sont le reflet des dynamiques des politiques mondiales. Les attitudes politiques des États du « centre » se retrouvent dans les attitudes des féministes envers les femmes des États de la « périphérie ». Elly Bulkin remarque avec raison que « les vies des femmes et l’oppression des femmes ne peuvent être considérées en dehors des limites des conflits régionaux ». Elle insiste sur le fait que les femmes arabes sont représentées comme étant tellement différentes qu’on les considère incapables de comprendre ou de développer une quelconque forme de féminisme. Lorsque les femmes arabes parlent en leur nom, on les accuse d’être les « marionnettes des hommes arabes ». Ceci implique qu’une femme arabe ne peut être féministe (quel que soit le sens de ce terme) avant de se dissocier des hommes arabes et de la culture qui soutient ces derniers ! En fin de compte, les politiques mondiales viennent se joindre aux préjugés fermant ainsi le cercle gynocentrique occidental qui s’est construit sur la base d’une mauvaise appréhension de la différence.

La quête du sensationnel et du primitif de la part de nombreuses féministes illustre parfaitement l’orientation politique de ces représentations. Cette quête de ce qui n’est pas recommandable, quête qui renforce la notion de différence dans le sens d’une altérité objectivée, s’effectue souvent avec l’aide des femmes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord elles-mêmes. Le féminisme a fourni à ces femmes un espace d’expression et une occasion de se décharger de leur colère envers leurs sociétés. L’exercice de la liberté d’expression fait souvent tourner la tête des gens et finit par se transformer en confession personnelle en guise de critique sociale. Les femmes de ces régions, prises individuellement, apparaissent dans le cadre du féminisme comme représentatives des millions de femmes de leurs sociétés. Jusqu’à quel point font-elles violence aux femmes au sujet desquelles elles réclament le droit d’écrire et de parler ? Voilà une question que l’on se pose bien rarement.

Dans son analyse du problème posé par le fait d’écrire sur les femmes du tiers-monde, Gayatri C. Spivak fait remarquer que les femmes du premier-monde et les femmes formées en Occident sont complices de la « dégradation » continue de l’image des femmes du tiers-monde dont elles interprètent la « micrologie » sans y avoir accès. Même bien compris, ce point de vue occulte le fait que la complicité est en général un acte conscient qui mobilise le statut social, l’identification psychologique et les intérêts matériels. Bien entendu, le fait d’inclure dans le « nous » pluriel toutes les femmes « formées en Occident » ainsi que toutes les femmes du « premier monde », constitue une simplification grossière de ce qu’est réellement, sur le terrain du féminisme, la rencontre entre les femmes occidentales et celles qui ne le sont pas. Malheureusement, la pratique féministe académique tout comme celle de ses prédécesseurs intellectuels n’est pas parfaite. Je refuse, pour ma part, d’être identifiée, même métaphoriquement, à Senanayak, l’anti-héros indien qui met son expertise au service de la répression de la révolution incarnée par Dopti, femme révolutionnaire. Il ne suffit pas d’affirmer l’existence d’une complicité. En effet, l’acte lui-même de traduction de cette nouvelle indienne pour un public américain n’a pas permis de combler le fossé de la différence culturelle. Cela va dans le sens de ce que Gaston Bachelard a appelé « le musée des horreurs ». Cette nouvelle fait la liste des actes crapuleux commis par les hommes indiens et dresse un tableau de la persécution des femmes indiennes. Le fait d’associer les lectrices occidentales et non occidentales au processus de victimisation est une façon originale de réduire le clivage existant mais pas de le gommer. C’est précisément là que réside le dilemme des femmes du tiers-monde écrivant sur les femmes du tiers-monde.

À suivre..

Par Meskellil

Commentaires

  • Mohamedazizi
    • 1. Mohamedazizi Le 10/03/2015
    Bonjour à tous, voilà un sujet à méditer en permanence et non uniquement à l' occasion de la journée de la femme. La femme algérienne a beaucoup de ressources pour continuer à ce battre. Le. Chemin parait long, mais connaissant leur pugnacité, à l' image de leur aînée, elles arriverons très certainement à se faire respecter et retrouver la place qu' elles méritent pour le grand bien des générations futures. Bonne courage et ne lâchez rien. Je suis sûr que beaucoup d' hommes partagent votre combat.
  • Meskellil
    • 2. Meskellil Le 10/03/2015
    Bonsoir cher ami Mourad,

    C’était dans les années 80. Il était question d’un code de la famille complètement réactionnaire qui infantilisait encore plus la femme, qui était « débattu » à l’Assemblée (débattu veut dire ici que c’était déjà plié). Nous autres étudiantes, une poignée je dois dire. Allez, je vais être large peut-être une quarantaine, une cinquantaine à tout casser, et quelques braves étudiants qui avaient mouillé leurs chemises. Nous nous sommes regroupés pour aller devant l’APN pour protester, dénoncer, empêcher la sortie de ce code. Quelques journalistes étaient venus aussi, dont des étrangers. Un peu plus tard, des militaires treillis/rangers avaient été dépêchés sur les lieux. Quoi ? On faisait si peur que ça ? Quelques-uns se sont approchés de nous et nous ont dit en teneur, et c’était tellement tellement humiliant : « ene3lou bliss, behteltou rohkoum we behdeltou mmalikoum, we behdeltou bledkoum. Yak ntouma bnet ennas, we bnat ennas may dirouch hedh echchi.3ib 3likoum ! Rentrez chez vous, wella dhok tdhoqo à nos rangers ». D’autres nous ont traitées de tous les noms! Et j’arrête là ! Ce sont des souvenirs on ne peut plus désagréables ! Je rajouterai seulement que le code de la famille a tout de même été bloqué, mais il a été remis à l’ordre du jour cet été là, alors que les universités étaient fermées pour cause de vacances !
  • Zouaoui Mourad
    • 3. Zouaoui Mourad Le 10/03/2015
    Je me rappelle les femmes Algériennes durant la guerre d Algerie furent des héroïnes notamment dans la bataille d Alger.Aprés l indépendance ,elles gagnèrent toute la reconnaissance et le respect de la patrie naissante .D ailleurs la Constitution Algerienne reconnut,qu en raison de leur participation à la guerre :" les femmes algériennes ont acquis tous les droits". Or, l'évolution de leurs droits ' infléchit constamment sous les gouvernements successifs de l Algerie indépendante jusqu à l adoption en 1984 du code de la famille qualifié,par certains hommes politiques de l époque ,de " code de l infamie" ou des projets de vote par procuration des femmes dans les années 90 ,début de l émergence du courant islamiste . Cette situation est inédite dans un bassin méditerranéen où les droits des femmes notamment en matiere de CHARIA ont partout progressé en Tunisie et au Maroc....
    Moi sincèrement ,je suis aujourdhui adepte d un féminisme Algérien réaliste et inclusif c est à dire arriver à comprendre la complexité des vécus des femmes Algériennes afin de ne pas énoncer de revendications qui peuvent demain leur nuire ou constituer une oppression.Je veux que la femme Algerienne comme toutes les femmes au monde ,n a nul besoin ni envie de déléguer à quiconque le soin de s occuper de sa DIGNITE et dépasser le discours officiel algérien "moralisateur" soit disant.

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