Jean Nancy : « Ce débat signifie que nous sommes dans la fin d’une civilisation »
- Par Miliani2Keur
- Le 31/01/2016
- Dans Le coin de Miliani2keur
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...Repenser comment nous sommes au monde. Penser aussi que certaines positions au monde s’usent...
Ce que la Révolution française a engendré, la République – et plus largement une civilisation – est aujourd’hui usée à son tour. Les hommes ont du mal à accepter de vieillir, les peuples et les civilisations encore plus. La déchéance est l’arme désespérée de ceux qui ne peuvent le concevoir.
« C’est en France, vieille nation ébranlée, pays le plus centralisé, doté d’une très forte image de lui-même, que cette idée de « déchéance » a germé. Sa force est très frappante, elle tient au mot « déchet » qu’on y entend. Quand on est déchu, on devient un déchet. Il existait déjà tous les instruments juridiques pour frapper quelqu’un d’indignité. « La déchéance de nationalité » n’est qu’une façon d’accrocher à cette possibilité un mot bien infamant. Elle signifie aussi que cette nationalité a potentiellement une pureté, une intégrité telle qu’elle peut rejeter des sujets dégoûtants et qu’elle est tout à fait légitimée à le faire.
Nous sommes ramenés par des pressions très puissantes à tous ces cercles de repérage, d’identité, de reconnaissance, simplement parce que les choses ne vont plus du tout dans le sens où nous étions portés à le penser il y a une vingtaine d’années, vers un progrès. Tout est allé de plus en plus mal, selon un mouvement extrêmement puissant, qui dépasse tout ce qu’on peut maîtriser politiquement, intellectuellement, même philosophiquement. Je tendrais à dire que nous sommes dans la fin d’une civilisation. Autrement dit, nous avons entamé quelque chose qui dans deux siècles aura pris la forme du début d’une nouvelle civilisation.
Nous sommes dans la situation de l’homme romain au VIe siècle de notre ère : totalement perdus devant tout ce qui disparaît. Seuls les chrétiens voyaient dans cet écroulement un signe de Dieu, comme Augustin. À présent, nous n’avons plus aucun moyen d’y déceler un tel signe divin. Mais ceux qui, au contraire, ont voulu voir des signes de déclin, comme Heidegger, ont toujours été démentis car l’histoire est plus sinueuse. Nous sommes aujourd’hui en plein déferlement, et ne savons plus quoi faire. La déchéance de nationalité est une magistrale bêtise, et une réaction face à cela.
Les hommes ne voient jamais l’histoire dans laquelle ils sont emportés. Mais il est temps d’ouvrir un peu les yeux, de se rendre compte qu’il s’agit d’une mutation très profonde. Il faut repenser de fond en comble le commun, l’être ensemble, qui sont devenus des mots doucereux. Repenser comment nous sommes au monde. Penser aussi que certaines positions au monde s’usent. La royauté, ce qui a rendu possible la Révolution française, a chuté car elle était usée. Ce que la Révolution française a engendré, la République – et plus largement une civilisation – est aujourd’hui usée à son tour. Les hommes ont du mal à accepter de vieillir, les peuples et les civilisations encore plus. La déchéance est l’arme désespérée de ceux qui ne peuvent le concevoir. »
Jean-luc Nancy
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