Sortir de l’alarmisme
Pour qu’un travail commun ait des chances de réussir, il y a des écueils à éviter. Écueils que perdent de vueune partie des intellectuels qui se définissent « de culture musulmane » ou « musulmans séculiers » ; alors que l’islam est naturellement séculier et source de respect de la pluralité. Ils disent ce que les occidentaux veulent entendre. Sous prétexte de lutte anti-intégriste, leur « islamologie » de l’emporte-pièce, du reniement et de l’amalgame sert l’islamophobie.
Le premier écueil réside dans leur alarmisme, en déphasage avec la réalité. En effet, malgré les agissements criminels de groupuscules obscurantistes, mercenaires qui profitent des situations de chaos géopolitique, les sociétés musulmanes restent opposées à cette idéologie nihiliste et à l’instrumentalisation de la religion dans le champ politique. Il n’y a pas de monde musulman pris sous une déferlante intégriste.
Il n’y a pas de guerre de religions, ni de civilisations. Les musulmans d’Orient refusent de voir disparaitre les autres communautés, notamment les chrétiens, qui sont une partie d’eux-mêmes. Ce ne sont pas des étrangers. Ils partagent en symbiose des valeurs communes avec les musulmans. L’Église d’Orient a survécu autant grâce à la volonté des communautés chrétiennes de vouloir continuer d'exister que par le sens de l’ouvert de la spiritualité musulmane. En terre d’islam durant des siècles se refugiaient les persécutés et en premier lieu les juifs. Il y a 150 ans l’Émir Abdelkader au nom de l’humanisme musulman sauvait des milliers de chrétiens à Damas face à la folie sectaire.
Le rigorisme religieux, qui usurpe le nom de l’islam, alimente l’islamophobie, mais les causes sont politiques et mafieuses. De plus, le monde musulman n’est pas monolithique. Malgré les tapages médiatiques, le fondamentalisme dans la plupart des pays d’islam est en net recul. En Europe et en Amérique du Nord, la quasi-totalité des musulmans refuse la tentation intégriste et réactionnaire. Bien plus, ils contribuent à la recherche d’une nouvelle civilisation, un nouvel ordre mondial juste.
Mettre fin au funeste amalgame
Le deuxième écueil majeur concerne l’affirmation brutale que l’islam aurait une maladie intrinsèque. Un raccourci odieux qui occulte le fait que le problème vient des adeptes, souvent manipulés, qui trahissent les principes. Rien ne doit laisser planer le doute sur le caractère injustifiable du fondamentalisme violent.
Diaboliser les musulmans, parler de « Lamaladie de l’islam », de « l’islamisme comme cancer de l’islam », « Comment sortir de la religion ?» de « l’islam sans soumission »,de « sa responsabilité », de la nécessité de « déclarer caducs les versets violents du Coran »(2),sont des injures qui sèment l’idée funeste que l’islam ne saurait être dédouané des actions violentes prônées en son nom.
Comment le Coran, Écrit sublime et inimitable, Livre au dessus de tout soupçon, qui met l’accent sur la miséricorde, Voix révélée, qui, apaise les coeurs, réactive la raison, transforme tout l’être de centaines de millions d’humains de toutes nationalités, races et cultures, qui a produit de la civilisation, du vivre ensemble, le soufisme, le sens de la fraternité, le droit à la légitime défense strictement codifié, pourrait-il tout à coup devenir une source de violences aveugles et d’extrémismes?
Les dérives, dans un contexte complexe, de régimes archaïques, du marché-Monde et du libéralo-fascisme, sont des constructions humaines monstrueuses qui le trahissent. Amplifiés par ceux qui cherchent à souiller l’islam.
Durant quinze siècles l’intégrisme n’a pas été la forme d'existence de l’islam. Tout comme l’inquisition n’est pas dans l’Evangile, le terrorisme et le fanatisme ne sont pas dans le Coran. Jacques Derrida affirme avec justesse : « L’islamisme n’est pas l’islam, ne jamais l’oublier » (3).
Nous avons le devoir de poursuivre l’immense travail entrepris par Ibn Rochd, Ibn Arabi, Ibn Khaldoun, questionner, interpréter et critiquer toute praxis, toute culture et toute religion, mais refuser la confusion est un devoir. Faire l’amalgame c’est justifier toutes les formes d’agressions contre les pays d’islam et les discriminations contre les citoyens de confession musulmane.
Critique et autocritique
Troisième écueil, il faut savoir au nom de quoi nous dénonçons l’intolérable ? L’islam appartient au monde entier, mais il y a le risque de parler à partir des seules valeurs actuelles en crise. De plus, ignorer les causes extérieures de l’intégrisme et la situation imbriquée remet en cause toute crédibilité.
Avec cynisme il est demandé de : « ne pas perdre son temps à accuser perpétuellement l'Occident. » (4).Alors que l’autocritique et la critique constructive d’autrui sont inséparables,se flageller et sans débat de fond, apparait à une catégorie d’intellectuels, hybrides et hâtifs, comme la seule voie de rédemption.
Il n’est pas question de s'enfermer dans la posture victimaire. Maiss’il n’est pas tenu compte des causes internes et externes des problèmes, la critique n’a aucune chance d’aboutir ; notamment auprès de la masse des musulmans, qui sait que le fondamentalisme violent est une aubaine pour des puissants qui visent la diversion et l’hégémonie.
L‘heure est grave. L’islamologie a pour but de dissiper les peurs, les malentendus, de permettre de saisir la singularité de l’islam méconnu, d’articuler le permanent et l’évolutif. Non de verser dans le dénigrement pathologique. Jacques Berque a démontré qu’il était possible de saisir l’originalité de l’islam sans le réduire au prisme du rationalisme, du traditionalisme et des stériles guerres de religions. D’autant qu’aujourd’hui les religions sont trahies par des usurpateurs, et abandonnées par un monde moderne areligieux, voire antireligieux, enivré par la volonté de puissance.
Les religions ont mauvaise réputation et peuvent se transformer en arme de guerre à cause d’égarés, mais comment peut-on oser parler en ce XXIe siècle de « guerre de religions », alors que tout le monde sait que c’est avant tout un problème politique et d’ignorance ?
En outre, il est archi-faux d’affirmer que « la question du religieux - la crise du religieux et de l'autorité du sacré -…fut au centre de cet événement…(du printemps arabe) » (5). Les pays d’islam n’ont pas de problème religieux, mais de démocratie, de bonne gouvernance, de stabilité.
La question du sens du monde, de l’interprétation des textes, de la reforme du système éducatif se posent. Mais parler de guerre de religions pour notre temps est un crime intellectuel. Ce n’est pas ainsi que l’Occident et l’Orient, pourront voir ce qu’il leur échappe.
L’approche d’une partie des intellectuels de « culture musulmane », si peu savante en islamologie, recoupe celles d’islamophobes notoires. Le poids de l’idéologie dominante produit des auxiliaires, de l’aveuglement, tout comme celui de la tradition fermée.
Contribuer, par le dialogue interreligieux, l’interculturel et le travail en « islamologie », à contrecarrer l’intégrisme ne signifie pas accabler les musulmans et appeler à la caducité de versets, à l’abandon de références qui ont fait leurs preuves. Mais de dire ce que sont « l’islam » et les valeurs abrahamiques.
Ni intégrisme, ni matérialisme
Il faut savoir que, même si le « ni, ni » n’a pas bonne réputation, les peuples musulmans aspirent au juste milieu, une nouvelle civilisation commune à tous les peuples, qui respecte les singularités. Ni intégrisme, ni matérialisme.
Ces extrêmes manquent la cohérence du discours coranique et de la pratique prophétique. Les croyants ouverts de toutes les religions, les humanistes ouverts de toutes les philosophies, sont des alliés et non point des adversaires. L’autre preuve, qu’il n’y a pas de guerre de religion ni de civilisation, réside dans le fait que de par le monde 95 % des victimes du terrorisme sont des musulmans.
Toutes les religions et cultures sont face aux mêmes défis. D’une part face à la deshumanisation produite par un monde violent, matérialiste, scientiste et marchand, d’autre part face à l’extrémisme de sectes fanatisées et violentes qui prolifèrent dans ce climat décadent et délétère. Toutes les violences contredisent nos religions et idéaux.
L’Occident, de la libre pensée, de la dictature du marché, de la technoscience, en crise éthique, qui se mondialise, par-delà ses acquis, comme le dit Pierre Legendre (6), a des difficultés à comprendre et écouter l’autre.
Le monde musulman, soucieux de spiritualité et de justice, est comme tétanisé, fragilisé par des forces extrêmes, ceux du repli et de la dilution. Il est actuellement faible sur le plan de la pensée politique, du rapport entre Etat et société. Entremêlés, l’Orient et l’Occident, sont face à leurs responsabilités.
L’espoir subsiste
L’espoir subsiste. La pensée moderne, la critique progressiste, la philosophie de la déconstruction, de la déclosion et la psychanalyse, mais aussi des théologies de la libération et des cultures de l’écologie et du vivre ensemble, remettent en cause le devenir et la cruauté du monde libéral, analysent le malaise de la culture et la crise de l’humanité.Des penseurs travaillent de l’intérieur de l’Occident à son dépassement.
De même, la pensée musulmane ne commence pas sur une table rase. Le rempart aux faux-islams, minoritaires, est le vrai islam, majoritaire. La voie Mohammadienne témoigne de la Tradition spirituelle primordiale pour toute l’humanité. Des travaux de vrais islamologues et de mystiques musulmans, loin des agitations, des trahisons, des bavardages et des accusations mesquines, ouvrent la voie de la métamorphose et éduquent au bel-agir.
La philosophie reconnaît que « Les peuples » qui ont fait l’histoire, au sens moderne, sont trois : le « juif », le « grec »et « l’arabe »(7). Pris entre les extrémismes de tous bords, mais capables de renouer des liens fraternels, paisibles, de discerner, nous ne succomberons pas à la lassitude.
Le dialogue, le sens de l’ouvert et la voie médiane peuvent desserrer l’étau dans lequel les extrêmes enferment le monde. Susciter les mutations, faire jaillir un nouveau monde commun est possible. Ce qui a été vécu durant des siècles, « vivre ensemble », malgré des moments de heurts, peut encore l’être demain.
Il n’y a pas de guerre de religion et des communautés, mais une soif de sens et de justice pour tous. L’altérité est une richesse. En cette année 2015, déclarée Année internationale de la Lumière par l’UNESCO, laissons nous éclairer par le don de la différence.