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La gasba des chioukh

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La gasba des chioukh

Mon quartier respirait la joie de vivre. Gorgé d’ambiance joviale, il rassasiait mes yeux affamés de curiosités et de ce fait, me prenait tout mon temps ! Je ne devais pas dépasser les quatorze ans et un jour, mon espace de prospection s’élargissant, je ressentis le besoin de sortir de ma réserve et « voir du monde ». Je me permettais donc de m’aventurer au-delà de la limite imaginaire de mon secteur géographique. Ainsi que ce souriceau de la fable entamant ses initiations de l’environnement extérieur, j’observais les impulsions de « chaque être qui peuplait la terre. » Au fur et à mesure de mes incursions, je découvrais avec enchantement un monde qui m’était insoupçonnable !

   Et c’est tout à fait comme ça que j’ai détecté ce qui allait devenir mon passe-temps favori : les « Meddahas » du souk. Cela prit même et assez vite une allure de passion.

   Dès vendredi soir, la veille du marché hebdomadaire qui coïncidait avec le premier jour du week-end, après la sortie du C.E.G - (collège d’enseignement général) j’étais en classe de 6ème- je me débarrassais de mon cartable et à peine ayant ébréché un morceau de pain trempé dans du café noir que j’étais déjà dehors, en direction du souk ! Les chioukh que je voulais voir et écouter, s’y trouvaient ! Il ne fallait pas rater un spectacle si attendu…et gratuit en plus de ça !

   Des remparts du souk, j’entrevoyais des attroupements circulaires de gens parsemés çà et là dans l’enceinte du marché. Je choisis au hasard une « halka » et m’y faufilai dans l’espoir de trouver un accès au cœur de cette multitude de bras et de coudes. Je voulais voir enfin de mes propres yeux les fameux Meddahas à propos desquels on m’avait raconté tant de choses !  Bon gré, mal gré, j’y suis parvenu !

   Ce qui a tout de suite captivé mon attention c’était le silence religieux qui régnait parmi les spectateurs. On eût dit des élèves épris du talent oratoire d’un maître chevronné narrant une histoire récréative. Effectivement, la comparaison n’est pas volée car j’allais me rendre compte au fil du temps que ces hommes n’étaient pas seulement des « faiseurs de spectacles » et qu’en outre ils avaient aussi l’art et la manière de raconter de merveilleuses et édifiantes aventures. Ce mélange si dosé de la parole « el goul »et de la chanson « el medh » rendit à mes yeux ces chioukh plus nobles et plus relevés !

   La tête emmaillotée dans un turban bien astiqué, le corps drapé à l’intérieur d’une gandoura toute blanche et entre les mains l’inévitable « gasba » engagée dans une bouche rehaussée en sa lèvre supérieure d’une somptueuse paire de moustaches très fournies comme on n’en fait plus, aux extrémités fières et debout, ornant tout le visage, Mansour, l’artiste assis sur un tapis à même la terre exécutait des solos que seule la gasba sait faire ressortir. Il répondait en symbiose à son compagnon qui, tête inclinée et yeux mi-clos, soufflait à pleines joues dans sa flûte d’accompagnement. Tous les deux s’appliquaient à suivre le meddah battant des mains son kallouz au rythme du madih. Ce trio tenait en haleine la foule charmée et acquise !

   Bien au-delà de la naturelle fonction distractive qu’engendre nécessairement une pareille manifestation, il faut y saisir une admirable manière de reconduire une culture ancestrale. La part de l’oralité est de loin celle qui a le plus permis de maintenir en vie le patrimoine légué à travers des siècles par le savoir faire de nos aïeux.

   Qu’on revienne, avec votre permission à cette halka des meddahas ! Une halka renvoie étymologiquement à la représentation de cercle, pratiquement à un espace autour duquel les gens sont placés les uns en face des autres pouvant ainsi s’observer et se parler. C’est un schéma où la communication atteint son paroxysme ! Le spectateur vient de son propre gré, répondant à une offre librement consentie. Le meddah s’installe le plus naturellement du monde sur le terrain vague du souk, dépose son maigre bagage et les gens s’empressent de l’entourer. La contrainte financière est d’emblée écartée. Vous avez donc cette liberté précieuse de vous déplacer d’une halka à une autre, ou de repartir tout simplement.

   Il y a un moment où le meddah interrompt le récital rythmé et entreprend un long « mouel » (complainte sans rythme menée en solo) que j’affectionne particulièrement. Les ondoiements mélodieux de sa voix m’emmènent loin, là où la vie se conjugue tout le temps avec mobilité en quête d’espace constamment renouvelé. Ici, pareille à la voix fuyante et retentissante de ce troubadour des hameaux et des villages, il faut courir après son destin pour exister !

   L’assistance, reconnaissante et satisfaite, gratifie l’artiste de quelques dinars et la représentation reprend de plus belle. L’avantage dans ces rencontres publiques à ciel ouvert, ce n’est pas seulement de se contenter d’écouter mais aussi d’intervenir dans le spectacle. Cette communication directe et verbale transgresse la frontière scène/public. Le meddah est entouré de toute part et se déplace partout où il peut être sollicité. Un contact humain s’installe si naturellement qu’on a du mal à séparer le chantre de l'auditoire. Cette complicité, ces haussements de tête et ces regards approbateurs à chaque citation, à chaque maxime que celui-ci prononce pour illustrer sa quassida prouvent à quel point les gens s’intéressent et participent au fait culturel !

   D’ailleurs, à ce propos une petite anecdote me vient à l’esprit :

   Les curiosités du souk attiraient comme des mouches certains collégiens téméraires qui séchaient les cours du samedi matin ! Avec quelques uns de ses amis de classe, Abderrahmane en fit un jour l’expérience. Nos gais lurons, cartables en mains, appréciaient chaque instant de cette précieuse liberté de bêtes évadées d’une animalerie ! Ils étaient attentifs à la moindre attraction, tout heureux tantôt de prêter l’oreille aux airs bédouins qui se distillaient dans le brouhaha d’une foule de gens affairés, tantôt de vadrouiller au milieu d'étals richement décorés, se faufilant parmi ce dédale de petits commerces dont les propriétaires en blouse grise conviaient tout ce beau monde à la criée, lui proposant des prix alléchants. Nos petits amis se délectaient les yeux à la vue des zarbias (tapis de tissage traditionnel) aux motifs millénaires et didactiques. On ne s’ennuie pas en pareille circonstance surtout quand on voit du haut de ses quinze ans cette magnifique caverne d’Ali Baba s’offrir à vous sans avoir à prononcer le fameux sésame. Etonnante diversité de choses et de bêtes.

   Le souk aux bovins bien connu dans le pays, était l’emblème, l’image de marque de Sougueur ( ex Trezel ) et tous les éleveurs de la région et d’ailleurs viennent ici vendre moutons, bœufs, chevaux ou baudets ! La transaction faite, vendeurs et acheteurs tout heureux de leur journée prennent un thé ou un café, à l’ombre d’une guitoune. Nos « fugueurs en herbe » dont l’emballement immodéré détale, crinière au vent ainsi qu’un étalon indompté, se baladent d’étal en étal et ne voient pas le temps s’écouler. Ce matin-là, nos amis firent la rencontre d’une personne tombée nez à nez avec eux au mauvais moment et au mauvais endroit : Leur propre professeur, coopérant tunisien, les ayant apostrophés, les mena au pas en file indienne comme on fait rentrer dans la bergerie des moutons égarés. Les « évadés » s’attirèrent les foudres des parents venus immédiatement prêter main forte aux professeurs. Il fut même retrouvé une outre* dans les affaires de H.C, un des plus brillants partisans de l’école buissonnière !... 

 On leur administra une correction inoubliable…

   Il nous était formellement interdit de fréquenter les cafés, le cinéma et d’autres endroits susceptibles de porter préjudice à notre scolarité. L’école devait être notre principale préoccupation et tout élève pris en flagrant délit s’attendait dès le lendemain à subir une semaine de remontrances, de sanctions et de garde à vue !

   Mais les privations n’ont pas que des défauts…L’avenir a montré le bien fondé de cette discipline de fer et il faut le dire sans détour : Beaucoup de ces enfants même les moins enthousiastes ont réussi dans leur vie. C’est convenir que tout a un prix !

   Voyons ce qui se dit et se chante dans les halkates. Les quassidates constituent le fleuron de la poésie populaire. Tous les thèmes y sont abordés, du «ghazel » (amour, sentiment envers une personne aimée) au « medh » (apologie) à la satire en passant par l’amour de la patrie, le sens de l’honneur, de la justice, de la bravoure et de l’héroïsme. En fait tous les ingrédients essentiels pour la pérennité d’une nation. Quand le gouel s’enflamme et raconte les épopées du premier siècle de l’Islam et de ses victoires civilisatrices, un seïd Ali symbolisera à lui tout seul dans notre «subconscient collectif » l’esprit de combativité et d’érudition qui lui valurent respect et considération, un Omar ibnou el Khattab si connu et si redouté incarnera quant à lui le sens de la droiture et de l’équité !

 Nos crises existentielles, aujourd’hui s’accentuant, expliqueraient-elles notre syndrome identitaire ?

   Les chioukh s’avèrent à leur manière d’authentiques relais indispensables au prolongement de la chaîne culturelle, un maillon essentiel pour la durabilité des valeurs dans un corps social. Les liens du passé et du présent se rompent et la culture populaire se bazarde, se folklorise, se meurt, déracinée par absence d’entretien et d’inventivité.

   Nous devenons hermétiques et sourds à toute expression véritablement artistique. Que l’on s’ouvre sur les autres cultures, cela est tout à fait enrichissant mais négliger, bafouer sa propre culture, cela relèverait-il, oserons-nous le dire, d’une carence identitaire ? D’une défaillance historique ?

 Outre  nom féminin) peau de bouc en forme de sac pour contenir de l’eau fraîche

 

Par Said BELFEDHAL

Commentaires

  • said belfedhal
    bonsoir à toutes et à tous
    bonne fin d aprés midi Miliani2coeur
    Ton commentaire m embaume le coeur et l ame et je suis vraiment soulagé de trouver des "ouled el bled" qui apprécient encore ce précieux patrimoine, témoin séculaire de notre identité...combien malmenée depuis la nuit des temps !
    merci
  • Chantal
    Bonjour Said Belfedhal,

    Ne connaissant absolument rien à "La gasba des chioukh", j'ai lu très attentivement votre rubrique. J'y ai beaucoup appris car votre texte est très explicite même pour celles ou ceux qui, comme moi, n'y connaissent rien !

    Si je peux me le permettre, j'aurais apprécié une courte vidéo qui aurait pu illustrer vos propos. Mais, là, je suis peut-être bien exigeante ! hihihihi !

    Merci à mon ami Miliani2Keur pour le complément d'information !

    Bonne fin de journée à tous !
  • Miliani2Keur
    • 3. Miliani2Keur Le 12/11/2018
    Vibrant texte a l'honneur des Meddahas, Glagli, G'Sasbas qui furent le seul vecteur mediatique social, durant des siecles. Ces Chioukhs (au sens de la maitrise) possedaient tout les codes de la naration et du recit! Ils etaient la materialisation du besoin vital d'Art (au dela du besoin de pain), ils en vivaient, de l'oralite et nous envoutaient et nous envoutent encore de leur maestria!
    L'art d'El Halka, surpasse presque le theatre grec dans son interactivité ... ecouter El Bar Amar dans son "RasBnadem" ou "Biya Thak El Mor" qui conte le déchirement des déportés Algeriens, boulet au pieds, dans la bouche de Ain Tedless , c'est le ravissement garanti!
    La raison d'ETATisme couplée au mental de colonisé a vite relégué ce genie aux archives!
    Merci Said pour cette virée vive, du coeur : Fi Khater Chioukhs Bledna, de tout horizon!

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