Plombier à Bab El Oued/Par Nouredine Mimouni
Histoire vraie
Aujourd’hui je suis passé voir ma mère et c’est également pour moi l’occasion de déambuler dans ce vieux quartier de Bab-El-Oued. Bien que j’habite depuis près de vingt ans loin, trop loin de Bab-El-Oued, je n’ai jamais réussi à couper le cordon ombilical avec mon quartier natal où je ne connais plus grand monde. Mes parents y résident toujours et je trouve que je reviens un peu trop souvent dans le quartier, plus que ne peuvent les justifier de simples visites familiales.
Le quartier a changé, tous les grands magasins ont été soigneusement découpés en petites échoppes qui débordent pratiquement sur le trottoir et étalent leurs marchandises asiatiques. Les librairies, autrefois nombreuses, ont été systématiquement transformées en fast-food ou en boutiques de téléphonie mobile* ; on dirait que les gens ne font plus que manger et parler dans le quartier !
Les gens également ont changé, on ne voit plus les personnages typiques de Bab-El-Oued, les vieux beaux, habillés à l’orientale ou à l’occidentale, chechias rouges, gandoura blanche ou costumes trois pièces, maxi manteaux et borsalinos, et les femmes en haïks m’rama. On ne voit plus ces jeunes chevelus aux jeans rapiécés ou en pattes d’éléphants et redingotes qui abusaient certainement du séchoir à cheveux. On ne croise plus aux alentours du vieux marché ces vieilles Françaises, qui trottinaient sur le trottoir le panier à la main, toujours pressées, et qui avaient l’air de s’excuser d’être toujours là, comme le dit la chanson. D’ailleurs, le marché en lui-même a perdu les senteurs, les couleurs, les bruits de mon enfance et les mélopées des vendeurs qui chantaient il bouge Ya madame ou ayaou etomatiche.
Le quartier avait du charme jadis avec ses ribambelles de gosses qui courraient dans tous les sens et ses pickpockets tirés à quatre épingles les jours de fêtes.
C’était tout le charme de la foule bigarrée, mélangée, où se mêlaient âges, sexes, modes et croyances, c’était des anachronismes, les variétés et les diversités d’une société en perte de repères et qui ne savait plus à quoi se raccrocher.
C’est devenu uniforme, malgré le soleil, les hommes jeunes ou vieux arborent presque tous barbe et Kamis, qu’ils portent comme un déguisement. Les femmes, avec ou sans hidjab, ont presque toutes la tête couverte, même les plus jeunes se cachent les cheveux tout en montrant le reste, habillées comme elles étaient en pantalons serrés.
J’arrive difficilement à me garer dans le quartier tant le trafic est devenu intense et après avoir fait un signe au jeune garçon qui, un gourdin à la main, m’annonce sur un ton rocailleux « je suis là », je grimpe les cinq étages qui me séparent de l’appartement familial.
J’arrive en haut tout essoufflé et ma mère m’accueille à la porte, elle est toute excitée comme c’est souvent le cas. Ma mère a cette faculté commune aux habitants du quartier : elle peut parler des heures sans s’arrêter, elle parle de tout, de tout le monde et c’est comme ça que je suis informé presque en temps réel de toute les petites misères du voisinage, les malheurs comme les chagrins de tout un chacun, cela va du mariage raté de la fille de la voisine à la réussite scolaire du petit dernier. Les visites chez ma mère sont de longs reportages sur les grandes et petites aventures des habitants du quartier.
Aujourd’hui ma mère a un problème, cela fait quatre jours que le robinet de la cuisine fuit et elle n’arrive pas à trouver un plombier pour le réparer, l’antique Ammi H’med qui reparaît à peu près tout dans le quartier ne peut plus grimper les escaliers, à cause de son âge, et il n’opère plus qu’au rez-de-chaussée, ou difficilement au premier étage.
Ma mère a dû supplier Khalti Aïcha, la voisine, pour qu’elle envoie son fils Hafid et c’est justement maintenant qu’il doit passer.
Je demande : « Hafid, chkoun Hafid ? Boukhnouna ? » C’est ainsi en effet qu’on appelait à l’époque, à cause de la morve qui lui pendait toujours au nez, le gamin famélique et hargneux, dont j’avais conservé le souvenir au fond de ma mémoire.
« Oui, ya oulidi, Boukhnouna, c’est devenu un plombier et il est très demandé dans le quartier, c’est un monsieur maintenant qui gagne beaucoup d’argent », répond ma mère.
J’étais franchement curieux de voir Si Hafid, surtout que maman avait préparé le café avec des petits gâteaux et sorti le beau service avec les petites cuillères en argent et la pince à sucre.
Justement Si Hafid sonne à la porte, maman lui ouvre et je suis un peu étonné de voir un jeune homme dont le nez ne coule plus. Il a changé, il porte un blouson de cuir et des jeans moulants avec gourmette et bague en or. Il n’est pas en bleu de travail et ne porte pas non plus la lourde caisse à outils sur l’épaule, peut-être qu’il vient en reconnaissance ?
Après les bises, le café et les gâteaux, Si Hafid d’abord intimidé, se laisse aller et il me raconte sa réussite dans le métier. Il a sauvé des gens de la discorde et de l’inondation, dénoué des situations inextricables d’éviers et de toilettes bouchés et préservé ainsi des couples du divorce. Il règne maintenant sur les sphères supérieures du quartier, à partir du deuxième étage. C’est le succès, il a acheté une Clio Debza toute neuve, qu’il a payé cash comme il dit, et a pris une sérieuse option pour un trois pièces dans les environs.
C’est maman qui le rappelle à l’ordre, pressée qu’elle est d’en venir à l’objet de sa visite. Après avoir inspecté le robinet, Hafid déclare, l’air grave, qu’il y a une fuite. Il enlève son blouson, retrousse les manches de son pull et demande à maman :
- « Khalti, as-tu une pince ?
- Bien sûr, sinon je ne t’aurais pas dérangé mon fils, répond ma mère. »
Hafid demande des outils à ma mère qui, telle une assistante, lui passe au fur et à mesure. Heureusement que Hafid a pensé à ramener les joints, qu’il tire de la poche intérieure de son blouson, sinon il serait redescendu les acheter, ce qui pouvait lui prendre jusqu’à une semaine.
Finalement, c’est un changement de joint défectueux et Hafid, avec un sourire triomphant, montre en ouvrant et fermant le robinet qu’il a encore vaincu la difficulté et sorti l’habitant du désespoir.
Ma mère se répand en félicitations et remerciements, elle invoque, sur la tête de Hafid, la baraka de Sidi Abderrahmane et demande : « Je te dois combien mon fils, Ech hall ? » Hafid prend un air gêné de gamin pris en faute, gratte sa joue glabre avec le tournevis de mon père et déclare, lapidaire « Ouache n’colek ya khalti ? Tu es une voisine, tu es comme ma mère, donne-moi mille dinars et n’en parlons plus. »
Ma mère tire son portemonnaie de son corsage et le paye. Il remercie, refait la bise et nous quitte précipitamment.
Je suis un peu étonné, dévisser le robinet, placer le joint et revisser, cela lui a pris dix minutes. Mille dinars les dix minutes, c’est un peu cher mais peu importe, ma mère est contente.
Je quitte ma mère et descend quelques étages pour passer chez mon ami Mâamar, l’ophtalmologiste. Mon ami et voisin, après avoir exercé quelques temps dans les hôpitaux, a récupéré à la mort de son père l’appartement familial, qui lui sert à la fois de logement et de cabinet, maintenant qu’il s’est installé à son compte.
C’est devenu naturellement mon médecin traitant. Quand il était à l’hôpital, il s’arrangeait toujours pour m’éviter les longues files d’attente, ne me faisait jamais payer et me procurait même les médicaments qu’il me livrait à domicile chez maman. Depuis qu’il a ouvert son cabinet, je passe le voir au gré des rendez-vous et je paye bien entendu la consultation et les actes médicaux.
L’assistante me fait rentrer dans la salle d’attente où je remarque tout de suite qu’il n’y a pas grand monde, je suis pratiquement seul et mon tour ne tarde pas.
Après les salutations d’usage, je demande un examen complet, c’est-à-dire un fonds d’œil et changement de lunettes. Cela prend du temps, il faut mettre un produit, dilater les pupilles avant de passer à l’examen. J’ai dû patienter près d’une demi-heure dans la salle d’attente, un mouchoir la main avant de me faire ausculter.
La consultation a duré près d’une heure, je paye les cinq cents dinars règlementaires et je profite de la faible affluence pour discuter un peu avec Mâamar,
Je demande : « Ouach, ça va mon ami ? » Mâamar a toujours eu derrière ses lunettes d’écailles le regard fuyant de quelqu’un qui doit vous annoncer une mauvaise nouvelle et qui évite de vous regarder dans les yeux.
Je pense justement que quand je dis « mon ami », j’exagère un peu, en fait Mâamar a toujours été là, tout le temps, mais on n’a fait que se croiser et se saluer dans les escaliers ou dans le quartier. On était ensemble à l’école au lycée, on se croisait à l’université, dans les transports et ailleurs, mais on n’a jamais pris de café ensemble, ni parlé plus de quelques minutes, le temps de se dire « Ça va et toi ? » Avec invariablement cette réponse : ça va !
Mâamar a toujours fait partie de mon décor, de mon quartier, comme je fais partie du sien, mais j’ignore tout de lui, à part bien sûr ce que me raconte ma mère, comme il doit tout ignorer de moi, je ne sais pas ce qu’il pense ni ce qu’est sa vie réellement.
Et c’est curieux, l’espace d’un moment j’ai cru déceler chez lui, malgré mes pupilles dilatées, une invite à la confidence. Mâamar ôte ses lunettes d’un air fatigué pour répondre à ma question : « Ça ne va pas trop je suis très embêté, tu sais mes frères et sœurs veulent vendre le logement du vieux, ils veulent leur part de l’héritage, ils me harcèlent sans arrêt et veulent même recourir à la justice. »
Devant mon silence, il poursuit « J’aurais pu vendre, le problème c’est que pour acheter le matériel médical, je me suis associé avec quatre collègues. Comme je n’avais pas d’argent, j’ai fourni le cabinet où on exerce à tour de rôle et tu comprends, si je n’ai plus l’appartement, je dois payer ma part et je n’ai toujours pas les moyens, de toutes façons sans cabinet je mettrais tout le monde sur la paille, je suis coincé, la famille ne me parle plus, les collègues me font la tête, je ne sais pas quoi faire. »
Je suis franchement stupéfait et ne sait plus quoi répondre, je ne pense plus qu’à une chose, je me suis tout de suite remémoré Hafid le plombier en pensant : « Dix minutes : mille dinars / une heure : cinq cents dinars. »
C’est tout ce qui m’est passé par la tête et j’ai demandé à Mâamar le plus sérieusement du monde : « As- tu déjà songé à devenir plombier ? »
Commentaires
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- 1. Abdelmalek Le 06/03/2018
Je me retrouve dans le décor de Mimouni, moi étant aussi de bab el oued et sa façon de voir les choses, le contact avec la populace, les magasins qu'on a changé en commerce de bouffe et marchandises asiatiques une société de consommation. C'est vrai que les librairies ont disparu, la consommation du savoir s'est dissipée laissant place à l'ignorance, à des lobby de barons des contenaires, le gain facile pour des enrichissement rapides et illicites, d'ailleurs c'est dommage qu'on soit arrivé à cette malheureuse situation et il fallait quitter pour aller chercher le savoir ailleurs.
Il remémore une période des maxi manteaux, les pattes d'éléphant, la taille basse, les longs cheveux, le séchoir aussi a fait sa fureur, c'est notre époque de jeunes fous, nous étions les acteurs et les héros de cette étape des années soixante-dix.
Quand l'ignorance prend la place de l'intellectuel le plombier vivra mieux que le pauvre ophtalmologue.
Un magouilleur trouvera toujours son compte dans une société qui a perdu ses repères et fera tout pour garder son poste au détriment d'un titré, les exemples n'en manquent pas dans la haute sphère.
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