L'époque des panthères
Deux ans avant sa disparition, Sahraoui Tahar Larbi, père de Mohamed – ce chasseur redoutable et respecté dans la région nord des monts du Zaccar –, avait accompli un exploit mémorable. Le 9 août 1913, il abattit une panthère dans les profondeurs du massif forestier de Tizi Franco, situé entre Menaceur et Miliana. Cet événement fut révélé par le correspondant local de l'**Avenir africain**, après que la dépouille de l'animal fut transportée au siège de la commune mixte de Cherchell, alors responsable de l'administration de toute cette partie ouest du département d'Alger.
Cette panthère, qui hantait les bois environnants, avait semé la terreur parmi les habitants, provoquant des dégâts considérables. La population, effrayée, vivait sous l'emprise de cette bête sauvage. Sahraoui Tahar Larbi, alors âgé de seulement six ans, avait déjà vécu l'une des épreuves les plus difficiles de sa vie : la déportation, avec ses parents, vers l'île Sainte-Marguerite, située à quelques kilomètres de Cannes, une punition infligée par l'administration coloniale.
Parmi les déportés se trouvait M'hamed Benaïssa El-Berkani, un des fidèles lieutenants de l'Emir Abdelkader. L'ensemble de sa famille, soit 94 personnes, fut également exilé, y compris Sahraoui Tahar Larbi et les siens. Leur exil les mena au sud de la France, via Annaba. À son retour, après ces années d’éloignement forcé, Sahraoui Tahar Larbi retrouva la terre de Beni Menaceur, où il devint une figure incontournable de la région de l'ex-Marceau.
C’est par une photo que cette histoire trouva confirmation. Toutefois, une précision se révéla nécessaire : l'animal abattu était bel et bien une panthère, et non un lion, comme certains l'avaient cru.
Commentaires
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- 1. bradai Le 03/02/2017
A Miliana _ Notes de voyages
C'est Lors de son sejour à Miliana qu'Alphonse Daudet a 'écrit des notes de voyage dont voici un PASSAGE où il est question qu'il parle d'une panthere
l
....La foule se presse autour d'un indigène de haute taille, pâle, fier drapé dans un burnous noir. Cet homme, iI y a huit jours, s'est battu dans Ie Zaccar avec une panthère. La panthère est morte ; mais l'homme a eu Ia moitié du bras mangée.
Soir et matin, iI vient se faire panser au bureau arabe, et chaque fois on l'arrête dans Ia cour pour lui entendre raconter son histoire. Il parle lentement, d'une belle voix gutturale.
De temps en temps, iI écarte son burnous et montre, attaché contre sa poitrine, son bras gauche entouré de linges sanglants.
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23 - A Miliana : notes de voyage Alphonse Daudet
Cette fois, je vous emmène passer Ia journée dans une jolie petite ville d'Algérie, à deux ou trois cents lieues du moulin... Cela nous changera un peu des tambourins et des cigales...
... Il va pleuvoir Ie ciel est gris, les crêtes du mont Zaccar s'enveloppent de brume. Dimanche triste... Dans ma petite chambre d'hôtel, Ia fenêtre ouverte sur les remparts arabes, j'essaye de me distraire en allumant des cigarettes... On a mis à ma disposition toute Ia bibliothèque de l'hôtel ; entre une histoire très détaillée de l'enregistrement et quelques romans de Paul de Kock je découvre un volume dépareillé de Montaigne...
Ouvert le livre au hasard, relu l'admirable lettre sur la mort de La Boétie... Me voilà plus rêveur et plus sombre que jamais... Quelques gouttes de pluie tombent déjà. Chaque goutte, en tombant sur Ie rebord de Ia croisée, fait une Iarge étoile dans Ia poussière entassée là depuis les pluies de l'an dernier... Mon livre me glisse des mains, et je passe de longs instants à regarder cette étoile mélancolique...
Deux heures sonnent à l'horloge de Ia ville, - un ancien marabout dont j'aperçois d'ici les grêles murailles blanches... Pauvre diable de Marabout ! Qui lui aurait dit cela, iI y a trente ans, qu'un jour iI porterait au milieu de Ia poitrine un gros cadran municipal, et que, tous les dimanches, sur Ie coup de deux heures, iI donnerait aux églises de Miliana Ie signal de sonner les vêpres ?... Ding ! dong! voilà les cloches parties!... Nous en avons pour longtemps... Décidément, cette chambre est triste. Les grosses araignées du matin, qu'on appelle pensées philosophiques, ont tissé leurs toiles dans tous les coins... Allons dehors.
J'arrive sur Ia grande place. La musique du 3e de ligne, qu'un peu de pluie n'épouvante pas, vient de se ranger autour de son chef. À une des fenêtres de Ia division, Ie général paraît, entouré de ses demoiselles ; sur Ia place Ie sous-préfet se promène de long en Iarge au bras du juge de paix. Une demi-douzaine de petits Arabes à moitié nus, jouent aux billes dans un coin avec des cris féroces. Là bas, un vieux juif en guenilles vient chercher un rayon de soleil qu'il avait laissé hier à cet endroit et qu'il s'étonne de ne plus trouver... « Une, deux, trois, partez ! » La musique entonne une ancienne mazurka de Talexy, que les orgues de Barbarie jouaient l'hiver dernier sous mes fenêtres.
Cette mazurka m'ennuyait autrefois; aujourd'hui elle m'émeut jusqu'aux larmes.
Oh ! comme ils sont heureux les musiciens du 3e ! L'oeil fixé sur les doubles croches, ivres de rythme et de tapage, ils ne songent à rien qu'à compter leurs mesures. Leur âme, toute leur âme tient dans ce camé de papier Iarge comme Ia main, - qui tremble au bout de l'instrument entre deux dents de cuivre. « Une, deux, trois, partez ! » Tout est là pour ces braves gens ; jamais les airs nationaux qu'ils jouent ne leur ont donné Ie mal du pays... Hélas ! moi qui ne suis pas de Ia musique, cette musique me fait peine, et je m'éloigne.
Où pourrais-je bien Ia passer, cette grise après-midi de dimanche? Bon ! Ia boutique de Sid'Omar est ouverte.
Entrons chez Sid'Omar.
Quoiqu'il ait une boutique, Sid'Omar n'est point un boutiquier. C'est un prince de sang, Ie fils d'un ancien dey d'Alger qui mourut étranglé par les janissaires... À Ia mort de son père, Sid'Omar se réfugia dans Miliana avec sa mère qu'il adorait, et vécut là quelques années comme un grand seigneur philosophe parmi ses lévriers, ses faucons, ses chevaux et ses femmes, dans de jolis palais très frais, pleins d'orangers et de fontaines. Vinrent les Français.
Sid'Omar, d'abord notre ennemi et l'allié d'Abd-el-Kader, finit par se brouiller avec l'émir et fit sa soumission. l'émir pour se venger, entra dans Miliana en l'absence de Sid'Omar, pilla ses palais, rasa ses orangers, emmena ses chevaux et ses femmes, et fit écraser Ia gorge de sa mère sous Ie couvercle d'un grand coffre... La colère de Sid'Omar fut terrible : sur l'heure même iI se mit au service de Ia France, et nous n'eûmes pas de meilleur ni de plus féroce soldat que lui tant que dura notre guerre contre l'émir La guerre finie, Sid'Omar revint à Miliana; mais encore aujourd'hui, quand on parle d'Abd-el-Kader devant lui, il devient pâle et ses yeux s'allument.
Sid'Omar a soixante ans. En dépit de l'âge et de la petite vérole, son visage est resté beau : de grands cils, un regard de femme, un sourire charmant, l'air d'un prince. Ruiné par Ia guerre, iI ne lui reste de son ancienne opulence qu'une ferme dans Ia plaine du Chélif et une maison à Miliana, où iI vit bourgeoisement, avec ses trois fils élevés sous ses yeux. Les chefs indigènes l'ont en grande vénération. Quand une discussion s'élève, on Ie prend volontiers pour arbitre, et son jugement fait loi presque toujours. Il sort peu : on Ie trouve tous les après-midi dans une boutique attenant à sa maison et qui ouvre sur la rue. Le mobilier de cette pièce n'est pas riche : - des murs blancs peints à la chaux, un banc de bois circulaire, des coussins, de longues pipes, deux braseros... C'est là que Sid'Omar donne audience et rend la justice. Un Salomon en boutique.
Aujourd'hui dimanche, l'assistance est nombreuse. Une douzaine de chefs sont accroupis, dans leurs burnous, tout autour de Ia salle. Chacun d'eux a près de lui une grande pipe, et une petite tasse de café dans un fin coquetier de filigrane. J'entre, personne ne bouge... De sa place, Sid'Omar envoie à ma rencontre son plus charmant sourire et m'invite de la main à m'asseoir près de lui, sur un grand coussin de soie jaune ; puis, un doigt sur les lèvres, il me fait signe d'écouter Voici le cas :
- Le caïd des Beni-Zougzougs ayant eu quelque contestation avec un juif de Miliana au sujet d'un lopin de terre, les deux parties sont convenues de porter Ie différend devant Sid'Omar et de s'en remettre à son jugement. Rendez-vous est pris pour Ie jour même, les témoins sont convoqués ; tout à coup voilà mon juif qui se ravise, et vient seul, sans témoins, déclarer qu'il aime mieux s'en rapporter au juge de paix des Français qu'à Sid'Omar... l'affaire en est là à mon arrivée.
Le juif - vieux, barbe terreuse, veste marron, bas bleus, casquette en velours - lève Ie nez au ciel, roule des yeux suppliants, baise les babouches de Sid'Omar, penche Ia tête, s'agenouille, joint les mains... Je ne comprends pas l'arabe, mais à Ia pantomime du juif, au mot : zouge de paix, zouge de paix, qui revient à chaque instant, je devine tout ce beau discours :
- Nous ne doutons pas de Sid'Omar, Sid'Omar est sage, Sid'Omar est juste... toutefois Ie zouge de paix fera bien mieux notre affaire. l'auditoire, indigné, demeure impassible comme un Arabe qu'il est...
Allongé sur son coussin, l'oeil noyé, Ie bouquin d'ambre aux lèvres, Sid'Omar - dieu de l'ironie - sourit en écoutant. Soudain, au milieu de sa plus belle période, Ie juif est interrompu par un énergique caramba ! qui l'arrête net ; en même temps un colon espagnol, venu là comme témoin du caïd, quitte sa place et, s'approchant d'lscariote, lui verse sur Ia tête un plein panier d'imprécations de toutes langues, de toutes couleurs, - entre autres certain vocable français trop gros monsieur pour qu'on Ie répète ici... Le fils de Sid'Omar, qui comprend Ie français, rougit d'entendre un mot pareil en présence de son père et sort de Ia salle. - Retenir ce trait de l'éducation arabe. l'auditoire est toujours impassible, Sid'Omar toujours souriant. Le juif s'est relevé et gagne Ia porte à reculons, tremblant de peur, mais gazouillant de plus belle son éternel zouge de paix, zouge de paix... Il sort. L'Espagnol, furieux, se précipite derrière lui, Ie rejoint dans Ia rue et par deux fois -vlan! vlan ! -Ie happe en plein visage... Iscariote tombe à genoux, les bras en croix... l'Espagnol, un peu honteux, rentre dans Ia boutique... Dès qu'il est rentré, - Ie juif se relève et promène un regard sournois sur Ia foule bariolée qui l'entoure. Il y a là des gens de tout cuir - MaItais, Mahonais, Nègres, Arabes, tous unis dans Ia haine du juif et joyeux d'en voir maltraiter un... Iscariote hésite un instant, puis, prenant un Arabe par Ie pan de son burnous :
- Tu l'as vu, Achmed, tu l'as vu... tu étais là... Le chrétien m'a frappé... Tu seras témoin... bien... bien... tu seras témoin.
L'Arabe dégage son burnous et repousse le juif... Il ne sait rien, iI n'a rien vu : juste au moment, iI tournait la tête...
- Mais toi, Kaddour tu l'as vu... tu as vu Ie chrétien me battre,... crie Ie malheureux Iscariote à un gros Nègre en train d'éplucher une figue de Barbarie...
Le Nègre crache en signe de mépris et s'éloigne ; iI n'a rien vu... Il n'a rien vu non plus, ce petit Maltais dont les yeux de charbon luisent méchamment derrière sa barrette ; elle n'a rien vu, cette Mahonaise au teint de brique qui se sauve en riant, son panier de grenades sur Ia tête...
Le juif a beau crier, prier se démener... pas de témoin ! personne n'a rien vu... Par bonheur deux de ses coreligionnaires passent dans Ia rue à ce moment, l'oreille basse, rasant les murailles. Le juif les avise :
- Vite, vite, mes frères ! Vite à l'homme d'affaires ! Vite au zouge de paix !... Vous l'avez vu, vous autres... vous avez vu qu'on a battu Ie vieux ! S'ils l'ont vu !... Je crois bien.
... Grand émoi dans Ia boutique de Sid'Omar... Le cafetier remplit les tasses, rallume les pipes. On cause, on rit à belles dents. C'est si amusant de voir rosser un juif !... Au milieu du brouhaha et de Ia fumée, je gagne Ia porte doucement ; j'ai envie d'aller rôder un peu du côté d'lsraël pour savoir comment les coreligionnaires d'lscariote ont pris l'affront fait à leur frère...
- Viens dîner ce soir moussion, me crie Ie bon Sid'Omar...
J'accepte, je remercie.
Me voilà dehors. Au quartier juif, tout Ie monde est sur pied. L'affaire fait déjà grand bruit. Personne aux échoppes. Brodeurs, tailleurs, bourreliers, - tout Israël est dans Ia rue... Les hommes - en casquette de velours, en bas de laine bleue - gesticulant bruyamment, par groupes... Les femmes, pâles, bouffies, raides comme des idoles de bois dans leurs robes plates à plastron d'or, le visage entouré de bandelettes noires, vont d'un groupe à l'autre en miaulant... Au moment où j'arrive, un grand mouvement se fait dans Ia foule. On s'empresse, on se précipite... Appuyé sur ses témoins, Ie juif - héros de l'aventure - passe entre deux haies de casquettes, sous une pluie d'exhortations : -
Venge-toi, frère ; venge-nous, venge Ie peuple juif. Ne crains rien ; tu as Ia loi pour toi.
Un affreux nain, puant Ia poix et Ie vieux cuir, s'approche de moi d'un air piteux, avec de gros soupirs :
- Tu vois, me dit-iI. Les pauvres juifs, comme on nous traite ! C'est un vieillard ! regarde. Ils l'ont presque tué.
De vrai, Ie pauvre Iscariote a l'air plus mort que vif. Il passe devant moi, - l'oeil éteint, Ie visage défait ; ne marchant pas, se traînant... Une forte indemnité est seule capable de Ie guérir; aussi ne Ie mène-t-on pas chez Ie médecin, mais chez l'agent d'affaires.
Il y a beaucoup d'agents d'affaires en Algérie, presque autant que de sauterelles. Le métier est bon, paraît-iI. Dans tous les cas, iI a cet avantage qu'on peut y entrer de plain-pied, sans examens, ni cautionnement, ni stage. Comme à Paris nous nous faisons hommes de lettres, on se fait agent d'affaires en Algérie. Il suffit pour cela de savoir un peu de français, d'espagnol, d'arabe, d'avoir toujours un code dans ses fontes, et sur toute chose Ie tempérament du métier.
Les fonctions de l'agent sont très variées : tour à tour avocat, avoué, courtier, expert, interprète, teneur de livres, commissionnaire, écrivain public, c'est Ie maître Jacques de Ia colonie. Seulement Harpagon n'en avait qu'un, de maître Jacques, et Ia colonie en a plus qu'il ne lui en faut. Rien qu'à Miliana, on les compte par douzaines. En général, pour éviter les frais de bureau, ces messieurs reçoivent leurs clients au café de Ia grand-place et donnent leurs consultations - les donnent-ils? - entre l'absinthe et Ie champoreau.
C'est vers Ie café de Ia grand-place que Ie digne Iscariote s'achemine, flanqué de ses deux témoins. Ne les suivons pas. En sortant du quartier juif, je passe devant Ia maison du bureau arabe. Du dehors, avec son chapeau d'ardoises et Ie drapeau français qui flotte dessus, on Ia prendrait pour une mairie de village. Je connais l'interprète, entrons fumer une cigarette avec lui. De cigarette en cigarette, je finirai bien par Ie tuer, ce dimanche sans soleil !
La cour qui précède Ie bureau est encombrée d'Arabes en guenilles. Ils sont là une cinquantaine à faire antichambre, accroupis, Ie long du mur, dans leur burnous.
Cette antichambre bédouine exhale - quoique en plein air- une forte odeur de cuir humain. Passons vite... Dans Ie bureau, je trouve l'interprète aux prises avec deux grands braillards entièrement nus sous de longues couvertures crasseuses, et racontant d'une mimique enragée je ne sais quelle histoire de chapelet volé. Je m'assieds sur une natte dans un coin, et je regarde... Un joli costume, ce costume d'interprète ; et comme l'interprète de Miliana Ie porte bien ! Ils ont l'air taillés l'un pour l'autre. Le costume est bleu de ciel avec des brandebourgs noirs et des boutons d'or qui reluisent. l'interprète est blond, rose, tout frisé ; un joli hussard bleu plein d'humour et de fantaisie ; un peu bavard, - iI parle tant de langues ! un peu sceptique, iI a connu Renan à l'école orientaliste ! - grand amateur de sport, à l'aise au bivouac arabe comme aux soirées de Ia sous-préfète, mazurkant mieux que personne, et faisant Ie couscous comme pas un. Parisien, pour tout dire, voilà mon homme, et ne vous étonnez pas que les dames en raffolent... Comme dandysme, iI n'a qu'un rival : Ie sergent du bureau arabe. Celui-ci - avec sa tunique de drap fin et ses guêtres à boutons de nacre - fait Ie désespoir et l'envie de toute Ia garnison. Détaché au bureau arabe, iI est dispensé des corvées, et toujours se montre par les rues, ganté de blanc, frisé de frais, avec de grands registres sous Ie bras.
On l'admire et on Ie redoute. C'est une autorité.
Décidément, cette histoire de chapelet volé menace d'être fort longue. Bonsoir ! je n'attends pas Ia fin.
En m'en allant je trouve l'antichambre en émoi. La foule se presse autour d'un indigène de haute taille, pâle, fier drapé dans un burnous noir. Cet homme, iI y a huit jours, s'est battu dans Ie Zaccar avec une panthère. La panthère est morte ; mais l'homme a eu Ia moitié du bras mangée.
Soir et matin, iI vient se faire panser au bureau arabe, et chaque fois on l'arrête dans Ia cour pour lui entendre raconter son histoire. Il parle lentement, d'une belle voix gutturale.
De temps en temps, iI écarte son burnous et montre, attaché contre sa poitrine, son bras gauche entouré de linges sanglants.
À peine suis-je dans Ia rue, voilà un violent orage qui éclate. Pluie, tonnerre, éclairs, sirocco... Vite, abritons nous. J'enfile une porte au hasard, et je tombe au milieu d'une nichée de bohémiens, empilés sous les arceaux d'une cour moresque. Cette cour tient à Ia mosquée de Miliana ; c'est Ie refuge habituel de Ia pouillerie musulmane, on l'appelle Ia cour des pauvres.
De grands lévriers maigres, tout couverts de vermine, viennent rôder autour de moi d'un air méchant. Adossé contre un des piliers de Ia galerie, je tâche de faire bonne contenance, et, sans parler à personne, je regarde Ia pluie qui ricoche sur les dalles coloriées de Ia cour. Les bohémiens sont à terre, couchés par tas. Près de moi, une jeune femme, presque belle, Ia gorge et les jambes découvertes, de gros bracelets de fer aux poignets et aux chevilles, chante un air bizarre à trois notes mélancoliques et nasillardes. En chantant, elle allaite un petit enfant tout nu en bronze rouge, et, du bras resté libre, elle pile de l'orge dans un mortier de pierre. La pluie, chassée par Ie vent cruel, inonde parfois les jambes de Ia nourrice et Ie corps de son nourrisson. La bohémienne n'y prend point garde et continue à chanter, sous Ia rafale, en pilant l'orge et donnant Ie sein.
L'orage diminue. Profitant d'une embellie, je me hâte de quitter cette cour des Miracles et je me dirige vers Ie dîner de Sid'Omar ; iI est temps... En traversant Ia grand-place, j'ai encore rencontré mon vieux juif de tantôt. Il s'appuie sur son agent d'affaires ; ses témoins marchent joyeusement derrière lui ; une bande de vilains petits juifs gambadent à l'entour... Tous les visages rayonnent. l'agent se charge de l'affaire : iI demandera au tribunal deux mille francs d'indemnité.
Chez Sid'Omar dîner somptueux. - La salle à manger ouvre sur une élégante cour moresque, où chantent deux ou trois fontaines... Excellent repas turc, recommandé au baron Brisse. Entre autres plats, je remarque un poulet aux amandes, un couscous à Ia vanille, une tortue à Ia viande, -un peu lourde mais du plus haut goût, - et des biscuits au miel qu'on appelle bouchées du cadi... Comme vin, rien que du champagne. Malgré Ia loi musulmane Sid'Omar en boit un peu, - quand les serviteurs ont Ie dos tourné... Après dîner, nous passons dans Ia chambre de notre hôte, où l'on nous apporte des confitures, des pipes et du café... l'ameublement de cette chambre est des plus simples : un divan, quelques nattes ; dans Ie fond, un grand lit très haut sur lequel flânent de petits coussins rouges brodés d'or... À Ia muraille est accrochée une vieille peinture turque représentant les exploits d'un certain amiral Hamadi. Il paraît qu'en Turquie les peintres n'emploient qu'une couleur par tableau : ce tableau-ci est voué au vert.
La mer, Ie ciel, les navires, l'amiral Hamadi lui-même, tout est vert, et de quel vert !...
l'usage arabe veut qu'on se retire de bonne heure. Le café pris, les pipes fumées, je souhaite Ia bonne nuit à mon hôte, et je le laisse avec ses femmes.
Où finirai-je ma soirée ? Il est trop tôt pour me coucher, les clairons des spahis n'ont pas encore sonné Ia retraite.
D'ailleurs, les coussinets d'or de Sid'Omar dansent autour de moi des farandoles fantastiques qui m'empêcheraient de dormir... Me voici devant Ie théâtre, entrons un moment.
Le théâtre de Miliana est un ancien magasin de fourrages, tant bien que mal déguisé en salle de spectacle. De gros quinquets, qu'on remplit d'huile pendant l'entracte, font office de lustres. Le parterre est debout, l'orchestre sur des bancs. Les galeries sont très fières parce qu'elles ont des chaises de paille... Tout autour de Ia salle, un long couloir obscur, sans parquet... On se croirait dans la rue, rien n'y manque... La pièce est déjà commencée quand j'arrive.
À ma grande surprise, les acteurs ne sont pas mauvais, je parle des hommes ; ils ont de l'entrain, de Ia vie... Ce sont presque tous des amateurs, des soldats du 3e; Ie régiment en est fier et vient les applaudir tous les soirs.
Quant aux femmes, hélas !... c'est encore et toujours cet éternel féminin des petits théâtres de province, prétentieux, exagéré et faux... Il y en a deux pourtant qui m'intéressent parmi ces dames, deux juives de Miliana, toutes jeunes, qui débutent au théâtre... Les parents sont dans Ia salle et paraissent enchantés. Ils ont Ia conviction que leurs filles vont gagner des milliers de douros à ce commerce-là. La légende de Rachel, israélite, millionnaire et comédienne, est déjà répandue chez les juifs d'Orient.
Rien de comique et d'attendrissant comme ces deux petites juives sur les planches... Elles se tiennent timidement dans un coin de Ia scène, poudrées, fardées, décolletées et toutes raides. Elles ont froid, elles ont honte. De temps en temps elles baragouinent une phrase sans Ia comprendre, et, pendant qu'elles parlent, leurs grands yeux hébraïques regardent dans Ia salle avec stupeur.
Je sors du théâtre... Au milieu de l'ombre qui m'environne, j'entends des cris dans un coin de Ia place...
Quelques Maltais sans doute en train de s'expliquer à coups de couteau... Je reviens à l'hôtel, lentement, Ie long des remparts.
D'adorables senteurs d'orangers et de thuyas montent de Ia plaine. l'air est doux, Ie ciel presque pur... Là-bas, au bout du chemin, se dresse un vieux fantôme de muraille, débris de quelque ancien temple. Ce mur est sacré ; tous les jours les femmes arabes viennent y suspendre des ex-voto, fragments de haïks et de foutas, longues tresses de cheveux roux liés par des fils d'argent, pans de burnous... Tout cela va flottant sous un mince rayon de lune, au souffle tiède de Ia nuit...
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