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Kébir

Chapitre 5

C’est en 1950 que Kébir est entré dans nos existences. Il avait environ quarante ans. Sa vie antérieure nous était à peu près inconnue (à nous deux en tout cas). On apprit plus tard qu’il était né marocain. Nous savions seulement qu’il avait fait la guerre en Tunisie, en Italie aussi, sans en connaître aucun détail, qu’il était marié (Maman soignait à l’occasion sa femme, Cherifa), sans enfant.

Jean Albert avec KebirJean et Albert avec Kebir

Son français était assez bon pour les échanges courants mais Kébir n’était pas naturellement bavard, et il avait cette habitude parfois agaçante de répondre aux questions par une pirouette ou par une autre question, ou encore par une sentence à lui. Maman nous a raconté qu’elle l’avait réprimandé une fois, au sujet d’on ne sait quoi, puis, confuse de s’être énervée, qu’elle était venue s’en excuser. « C'est pas grave, madame. C'est celui qu'il dit rien qu'il est mauvais».

Kébir arrivait chez nous le matin un peu après huit heures, et il s’en allait en fin d’après-midi, après les consultations de Maman. Je pense que sauf exception il était délivré des tâches strictement domestiques, mais il s’occupait à peu près de tout le reste : il ouvrait aux clients et les plaçait comme il se doit (les femmes dans la salle d’attente, les hommes sur une rangée de chaises, dans le couloir qui menait au cabinet de consultation), et il servait d’interprète à l’occasion quand Maman n’arrivait vraiment pas à se faire comprendre. Périodiquement il allait en ville distribuer les factures et encaisser l’argent dû, et il faisait chaque matin les courses du jour.

Son domaine réservé était donc celui des tâches de confiance, et des travaux d’homme : il lavait souvent la voiture (Papa était plutôt maniaque à ce sujet), en automne il débarrassait les gouttières des feuilles de platane (dans un exercice qui nous terrifiait, à le voir progresser au-dessus du vide tout le long du toit fortement incliné), et à l’approche de l’hiver il taillait et rangeait dans la cave les bûches pour les cheminées.

Il était également préposé à l’abattage des poules, qu’il tuait de façon théâtrale (à genoux sur les ailes de la pauvre bête, en lui tirant le cou d’une main et en le lui sciant de l’autre à l’aide d’un large couteau de cuisine), surtout quand nous étions là à regarder, fascinés, et si le poulet sans tête se sauvait sur quelques pas en battant des ailes cela ne manquait pas de faire rire Kébir aux éclats comme s’il avait réussi un bon tour.

Avant le début du conflit algérien et l’instauration du couvre-feu, s’il arrivait à nos parents de sortir il nous gardait le soir. Nous nous souvenons de cette fois où, terrassé de sommeil, il était tombé de tout son long sur le dos, absolument immobile. Nous devions avoir moi cinq ou six ans, Albert trois ou quatre. Nous eûmes beau l’appeler, le toucher, il ne bougeait pas. J’eus alors l’idée de lui chatouiller la moustache avec le goupillon à bouteilles, et aussitôt il sursauta et revint à la vie. Il nous dit avoir cru à un rat. Lorsque Pierre est arrivé, en 1954, Kébir passa une bonne partie de son temps auprès de lui, et dès que notre petit frère fut en âge d’aller à l’école maternelle c’est lui qui chaque jour l’accompagnait et allait le chercher.

Les rares fois où nous avions un invité de marque il revêtait une veste de toile blanche immaculée et toujours parfaitement repassée. Sous cette veste, avec son port impeccablement droit, sa raideur un peu militaire, la tête coiffée d’une chechia (à laquelle il pouvait faire des infidélités pour un turban), il aurait pu en remontrer au plus stylé des majordomes.

Albert : « Je me rappelle très bien une scène où, lors de la venue du Sous-préfet à la maison (repas ou apéro), Kébir balayait la véranda, avec ce balai fait d’une branche orange du palmier, et, chose rare, vêtu de la veste blanche qu’il ne mettait que pour les grandes occasions. Moi je baguenaudais par là. À ce moment, Papa est sorti avec notre hôte par la petite porte du cabinet de consultation de Maman (qui donnait sur la véranda), pour lui faire voir le jardin. Le Sous-préfet, étrangement, était en grande tenue, toute blanche, avec sa casquette galonnée (il me faisait penser à un amiral). Ils tombent donc sur Kébir, et Papa, à ma surprise, le présente cérémonieusement avec une phrase du genre : « Mohamed Bel-Kébir, notre employé de maison, ancien combattant … », en ajoutant quelque chose sur Cassino (peut-être est-ce même la première fois que j’ai entendu ce nom). À ma surprise encore, Kébir, lâchant son balai, se mit au garde-à-vous et récita ses états de service (pas de souvenir précis, hélas, mais il y était question d’Italie). Le Sous-préfet y répondit par deux ou trois mots banals, mollassons, d’autant qu’il avait sans doute un peu bu. C’est ainsi que j’ai en quelque sorte découvert ce qu’avait été Kébir, et la réflexion forte que je m’étais faite, malgré mon jeune âge, et qui explique, je pense, que je me souvienne de cette scène dans ses détails, c’est que le personnage "noble" n'était pas le bonhomme vasouillard en tenue d’amiral, mais celui qui s’était mis au garde-à-vous devant lui, bien droit, la chechia sur la tête. »

Cela ne dit rien de sa patience et de son indulgence à notre égard. Tandis que nous jouions, au retour de l’école, il restait philosophiquement assis sur une marche d’escalier, dans ses pensées, en fumant ses cigarettes Camel, parfois en psalmodiant. Il avait inventé (ou il se rappelait) une comptine en français dont il ne nous a pas donné le sens mais que nous avons adoptée : « Madame Gaspard Il est bâtard À dix heures moins le quart ».

Bref, Kébir appartenait à la maison tout autant que nous quoiqu’il n’y ait jamais dormi, ou presque jamais — nous nous rappelons une fois où il passa chez nous une ou deux nuits après s’être fortement disputé avec sa femme. Le soir, pour rentrer chez lui, il lui fallait traverser toute la ville, prendre la route du cimetière, et poursuivre au-delà de la porte d’enceinte. Cela faisait bien deux kilomètres, si ce n’est trois, mais il était sec comme un sarment et infatigable marcheur, dans la grande tradition des tabors marocains.

Son rêve, comme tout vrai musulman, même s’il ne montrait aucun signe particulier de dévotion (sauf peut-être ses psalmodies du soir), était de faire un jour le pèlerinage de La Mecque, de devenir un Hadj. Il nous le disait à l’occasion, et s’il était dans les parages Papa ne manquait pas de se moquer gentiment de cette idée (il aurait fait de même je crois s’il s’était agi de Lourdes).

 

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