L'Année 1954
Chapitre 17
L’année 1954 se trouve avoir été particulièrement riche en évènements remarquables, familiaux ou autres, qui tous ont eu beaucoup de résonances. On peut même dire qu’elle fut le pivot de cette histoire.
Elle commença de la façon la plus douloureuse, en février, par la disparition, déjà évoquée, de notre cousine Paule Hofmann, fille aînée de Marcel et Lilou, âgée d’à peine un peu plus de neuf ans. Paule souffrait depuis près de quatre ans. Pour ses parents aussi ce fut un long calvaire.
Le 10 mai suivant naquit notre frère Pierre, qui se trouva être le tout dernier de la famille né en Algérie — à Alger tout comme nous, et dans la même clinique Lavernhe. À cette époque le sexe de l’enfant à venir restait inconnu, et je me rappelle qu’Albert et moi espérions une fille, « pour changer » (elle se serait appelée Sylvie). On donna au petit frère le prénom de Pierre, celui de son parrain, notre oncle Pierre Bertozzi, et Maman lui ajouta le prénom slave qui faisait pendant au sien d’Ivanka, mais celui-ci ne fut jamais utilisé : Pierre, Ivan resta Pierre. C’était un beau bébé souriant que nous prîmes tous deux plaisir à pouponner.
A l’autre bout du monde, ce même mois de mai 1954 vit la chute du camp retranché de Diên Biên Phu, dans le nord du Viêt Nam. Nous avions pu suivre le déroulement du siège, qui dura près de deux mois, dans les journaux et magazines et à la radio, ainsi que, de semaine en semaine, aux actualités données au cinéma. Cet épilogue dramatique annonça la fin de la guerre d’Indochine.
Aucun d’entre nous ne pensait qu’un conflit similaire pourrait un jour éclater en Algérie, qui nous paraissait si différente à tous égards, en raison de son statut (elle constituait alors trois départements français), de sa proximité avec la métropole, et surtout de l’importance de sa population européenne.
Dans la nuit du 9 septembre, vers une heure du matin, un puissant tremblement de terre détruisit largement la ville d’Orléansville, notre capitale régionale (qu’au demeurant nous connaissions très peu), et fit près de 1.500 morts. La secousse fut nettement ressentie à Miliana, à plus de cent kilomètres. Beaucoup de personnes quittèrent leurs maisons en pleine nuit pour se rassembler dans les rues. Sur plusieurs semaines suivirent quantité de répliques que nous apprîmes très vite à reconnaître : les murs tremblaient, les meubles les plus légers se déplaçaient, la vaisselle tintait dans le placard. Rappelons qu’Orléansville, aujourd’hui Chleff, était la ville natale de Papa et de deux de ses sœurs.
Pour moi 1954 fut spéciale aussi parce qu’à la rentrée d’octobre (alors que se faisaient encore sentir les dernières secousses du tremblement de terre) elle marqua mon accession à l’enseignement secondaire, après avoir réussi à ce qui s’appelait « l’examen de sixième ». J’abandonnai donc l’école primaire Charles-Andrei, si proche et si familière, et j’appris à traverser seul toute la ville pour rejoindre chaque jour le lointain Collège de garçons, qui sera mon lieu d’études pendant les sept années suivantes.
Cependant la date de loin la plus importante restera celle du 1er novembre, quand éclata le conflit qui conduira, après huit ans d’affrontements, à la fin de la souveraineté française et à l’indépendance du pays. Le chapitre suivant lui sera consacré.
L’année 1954, qui marque le milieu de la période couverte par ce récit, forma ainsi pour nous la charnière entre deux époques bien distinctes : jusque-là notre vie s’était déroulée sans heurt sur un territoire paisible et sûr, où l’avenir nous était ouvert. Ensuite elle connaîtra de plus en plus d’entraves et de tourments. Jusqu’à la fin de ses jours Maman a regretté que Pierre, venu au monde longtemps après nous, n’ait pu connaître ce que furent nos années vraiment heureuses en Algérie.
Commentaires
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- 1. Djamila Le 22/02/2025
Des souvenirs poignants, où les figures du passé se fondent dans les brumes incertaines de l’avenir, esquissant ainsi un tournant décisif dans le cours de l’histoire, entre l'ombre persistante des luttes à venir et la douceur fragile d’une époque qui s'éteint.
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