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L'École primaire

Chapitre 13 : L'École primaire

 
1953

Ma classe CM1 / 1953

Dès que nous cessâmes Albert et moi d’être des tout petits, la vie se partagea essentiellement pour nous entre deux maisons, la nôtre et puis « l’école » — terme ici générique, qui va de l’école maternelle (dont rien ne m’est resté) jusqu’aux classes supérieures du collège.

De toutes, c’est l’école primaire qui a été pour nous la plus marquante. Son immense bâtiment — seuls l’hôpital et les casernes pouvaient rivaliser en taille avec lui — s’élevait sur deux étages tout près de chez nous, d’où il était parfaitement visible en fond de décor derrière notre palmier. Il portait le nom de son dernier directeur de l’avant-guerre, Charles Andrei, natif de Bastia. En 1943, dépêché en Corse par la Résistance en vue de préparer l’offensive alliée, il ne revit que brièvement sa terre natale avant d’être arrêté par les troupes d’occupation italiennes, et fusillé en juillet. Au tout début du long préau qui séparait de la cour la rangée de salles de classe, une plaque rendait hommage à l’ancien directeur, « tombé au champ d’honneur de la Résistance », et se terminait par : « Ce fut sa dernière leçon. »

Chaque jour, en arrivant, je tournais la tête vers cette inscription et je croyais voir le maître à cette leçon finale, devant une classe montée en pleins champs, abattu soudain au milieu d’une phrase sous les yeux des élèves. La même inscription évoquait pour Albert une scène différente : pour lui le directeur d’école tombait pendant la remise d’une décoration telle qu’il avait pu en voir à une cérémonie militaire devant notre Monument aux morts.

La cour de l’école était véritablement une cour de récréation. Certains s’y occupaient à des amusements déjà en voie de disparition, billes, osselets, et même toupies, dont j’ai vu les toutes dernières, mais les jeux les plus populaires se pratiquaient à l’approche de l’été avec des noyaux d’abricot, dont on usait comme de projectiles pour en atteindre (et gagner) d’autres.

Chacun en avait un petit sac dans le cartable à côté du goûter. Des gamins à la fibre plus commerçante installaient sur la marche du préau des boîtes de carton percées de trous de plusieurs tailles dans lesquels il s’agissait de lancer son noyau pour un gain inversement proportionnel à la taille de l’orifice — sur la durée d’une récréation (une dizaine de minutes, ou peut-être un quart d’heure) le tenancier du stand l’emportait presque toujours, et il pouvait alors négocier ses avoirs contre des chewing-gums ou des bonbons. Un autre jeu calme était le « sfolé » qui consistait, seul ou à deux, à jongler avec une touffe de feuilles rondes dont les longues tiges étaient liées par un fil pour former une sorte de sphère, légère et compacte.

Le nom étrange de ce jeu viendrait du sou follet, dans lequel la lointaine pièce de un sou (ou cinq centimes, selon sa dénomination officielle), percée d’un trou central, remplaçait notre brin de fil pour lier les tiges. Quant à la plante qui fournissait les feuilles, c’était une variété de mauve.

Les grands organisaient des jeux de poursuite en s’efforçant d’éviter la rangée des instituteurs et institutrices, lesquels, en blouse, bien alignés, faisaient en bavardant des allers et retours d’un bout à l’autre de la cour, et étaient prompts à saisir par l’oreille les imprudents qui passaient en courant trop près d’eux.

Les plus sages, accroupis dans un coin, après avoir tracé sur le sol un carré avec diagonales et médianes (le carré arabe, qui donnait son nom au jeu), utilisaient de petits cailloux en guise de pions. Il s’agissait de les disposer un par un sur les intersections, à tour de rôle, le but étant d’être le premier à en aligner trois. Le jeu était frustrant parce qu’il se terminait souvent par un match nul, chacun bloquant l’autre. On avait constaté aussi, empiriquement, qu’il semblait favoriser celui qui jouait en premier.

Longtemps après, voulant apprendre le jeu à un enfant, j’ai réalisé qu’il existait un moyen infaillible de gagner à coup sûr, ce qui retirait tout intérêt à ce passe-temps. Je m’étonne que les enfants, et surtout les adultes qui y jouaient à l’occasion, notamment au café maure, ne s’en soient pas aperçus.

Notre cour était séparée de celle de l’école des filles par un muret surmonté d’une grille. On voyait les fillettes à leurs petites rondes autour des institutrices et à leurs gentils jeux de marelle ou de saut à la corde, mais les deux clans poursuivaient leur vie de part et d’autre de la grille dans une indifférence réciproque.

Chaque soir, pour les plus grands, entre la fin de la classe, à quatre heures et demie, et le début de l’étude (où, sous l’œil du maître, on faisait les devoirs du lendemain), on disposait d’une heure de grâce pendant laquelle deux équipes chaque jour recomposées se livraient à un grand jeu de poursuite à travers la ville entière, en vue de capturer des prisonniers et parfois de les délivrer (le jeu lui-même s’appelait « Délivrance »).

Le processus de formation des équipes était strictement codifié : deux chefs, auto-proclamés mais dont la légitimité ne pouvait être raisonnablement contestée en raison de leur ascendant naturel et de leur force physique, se plaçaient face à face, à quelques mètres de distance, un peu comme pour un duel. Chacun à son tour faisait un pas en direction de son rival en posant soigneusement un pied devant l’autre, sans interstice entre les deux.

Les autres élèves se pressaient autour des protagonistes pour s’assurer que leur progression ne transgressait pas les règles. Parfois il avait été annoncé que le duel n’autoriserait « ni coupes ni pointes » — ce qui signifiait que, tout du long, il faudrait placer le pied bien à plat, et jamais en travers. Arrivait un moment où un des deux capitaines était en mesure de poser son pied, si peu que ce soit, sur celui de l’autre, et c’est dès lors à lui que revenait le privilège de désigner son premier équipier (tirer à pile ou face aurait été plus simple, mais le cérémonial importait).

Le vainqueur s’empressait d’appeler auprès de lui le plus rapide à la course, ou parfois son meilleur ami, son adversaire faisait de même, et ainsi de suite à tour de rôle. Les équipes n’étant pas limitées en nombre tous les postulants savaient qu’ils seraient appelés, y compris les petits, les timides, les lents, et même s’ils étaient nommés en dernier, quasiment au hasard, ils n’en tiraient pas moins un sentiment de fierté d’avoir eux aussi été désignés par un des chefs.Pendant la partie je me souviens que plus d’une fois, ayant été repéré de loin par un joueur adverse, je savais qu’à défaut d’une cachette sûre je finirais par être   rattrapé à la course (et donc fait prisonnier), et j’allais m’accroupir dans le petit jardinet devant chez nous, à l’abri du muret qui le séparait de la rue, en espérant qu’aucun poursuivant n’oserait y pénétrer, et aussi qu’aucun patient de Maman ne me surprendrait dans cette posture ridicule. Une heure après, quand nous retournions prendre place sur les bancs, tout rouges, essoufflés, en nage, le maître feignait de ne rien remarquer. *** Mon souvenir peut-être le plus vif de cette période remonte à la fin de mon année de cours élémentaire, en 1952. La Distribution des prix était alors un évènement considérable, organisé au Jardin public de la ville en présence du corps enseignant et des notabilités. À l’appel de leur nom, les élèves récompensés allaient un par un chercher leur livre. Pour ajouter à la solennité du jour Maman m’avait accompagné (je crois que ce fut la seule fois). Mon instituteur, monsieur Lalanne, avait personnellement offert le livre qui me fut remis, comme à son meilleur élève : c’était une édition pour enfants des « Misérables », sous forme d’un très gros in-folio d’au moins dix centimètres d’épaisseur, sur le mauvais papier très épais de l’après-guerre. Sa couverture rouge le rendait encore plus impressionnant. Je tins à porter moi-même à deux bras le livre monumental tout le long du trajet jusqu’à la maison, dans un sentiment de fierté indicible. Il me semblait que tous les passants que nous croisions dévisageaient avec envie (ou admiration) le garçonnet de sept ans qui avait le privilège de posséder désormais un tel ouvrage. Je me souviens que nous fîmes une pause, Maman et moi, au kiosque où Madame Villon vendait ses glaces, vers le haut de la rue Saint-Paul. Pour nous permettre de savourer nos cornets, on disposa soigneusement Les Misérables sur une chaise voisine des nôtres. Bien sûr il devait faire un temps merveilleux. Magique instant de bonheur ! (c’est en écrivant ces lignes que je réalise à quel point les livres ont importé pour moi depuis mon plus jeune âge). Il va sans dire que je n’aurais pas été capable de lire tout seul l’énorme bouquin. Papa, le soir, m’en faisait la lecture ou m’en racontait quelques pages (il le connaissait bien). Cette édition enfantine était considérablement allégée des longues digressions et des scènes les plus pénibles, mais pas de toutes (surtout pour un cœur sensible). Ainsi en était-il du passage où Jean Valjean refuse de rendre sa pièce de quarante sous à Petit-Gervais, le ramoneur savoyard qui passait sur la route en chantonnant. Je fondis en larmes devant l’injustice, et Papa aussitôt inventa pour moi un autre dénouement. *** De ces années dans l’atmosphère quasi-familiale de l’école Charles-Andrei, comme une grande maison (d’ailleurs plusieurs des enseignants y avaient aussi leur logement, au second étage), les moments de jeux partagés, à la récréation ou avant l’étude me reviennent aujourd’hui plus que les leçons que maîtres et maîtresses dispensaient pourtant très consciencieusement. Je ferai toutefois une exception pour l’Histoire de France du cours élémentaire, un livre encore tout à fait dans l’esprit de l’école républicaine, patriote et laïque d’avant la guerre de 1914, empli d’images en couleurs très édifiantes, qui montraient volontiers des morts   héroïques. Je me rappelle celle du chevalier Bayard, celle de Montcalm devant Québec, celle du jeune Bara, pour avoir refusé de crier « Vive le Roi ! ». Ainsi que les instructions officielles de 1945 rappelées en tête du livre le prescrivaient, « Au sortir du cours élémentaire, l’élève a retenu quelques belles histoires.» *** Même si cela pour nous ne tirait nullement à conséquence, il faut dire aussi que l’école, à cette époque, n’ignorait ni les coups de règle sur les doigts ni les claques. Certains enseignants avaient la main plus leste que d’autres, et chacun avait sa technique. Ces punitions n’étaient source d’aucun traumatisme parce qu’elles étaient toujours appliquées pour des motifs connus et distribuées de façon équitable. Le responsable de la deuxième année du cours moyen, la dernière classe avant d’accéder à l’enseignement secondaire, ne levait jamais la main sur un élève. Cet instituteur était le très respecté Directeur de l’école, Monsieur Lahaie. Les lunettes foncées qu’il portait en permanence ajoutaient encore à son autorité. C’est lui qui dirigeait l’étude du soir. Ces moments sont associés pour moi à ces journées d’hiver où la ville s’enveloppe de brouillard, où la nuit tombe vite. Il arrivait de temps en temps, pendant cette étude, qu’on entende quelqu’un taper à la porte qui donnait sur le préau. Toutes les têtes se tournaient d’un seul mouvement. Le plus souvent il s’agissait de la concierge qui apportait un papier au maître. Mais parfois personne n’apparaissait. Monsieur Lahaie levait alors les yeux au-dessus de ses lunettes noires, puis il descendait cérémonieusement de son estrade pour gagner l’entrée.La porte s’entrouvrait, il y avait un bref échange avec le visiteur, et le maître se tournait vers la classe en appelant d’une voix doucereuse (me semble-t-il) : « Mohamed… » - le prénom n’est qu’un exemple. On comprenait. Mohamed s’extrayait de son siège et se dirigeait, plus mort que vif, vers le préau où l’attendait son père. Les pères avaient la belle allure des montagnards, majestueusement drapés de leur djellaba, avec des moustaches farouches. Le maître regagnait son estrade. La scène qui suivait ne pouvait être vue que par les élèves les plus proches de la fenêtre, mais elle pouvait être entendue de tous. Elle se composait d’imprécations paternelles et de hurlements de bête qu’on égorge. Le gamin tentait bien d’échapper à la punition mais, son père tenant fermement une de ses mains dans la sienne, il ne pouvait que tournoyer autour de lui, et à chaque passage à portée le père lançait un coup à la volée. Chacun d’eux aurait pu assommer son fils s’il avait touché une cible fixe. Tout cela semblait terrifiant, et en même temps faisait un peu penser à un jeu convenu entre eux. Lorsqu’il avait sans doute épuisé son énergie le père relâchait sa proie et tapait de nouveau à la porte. Monsieur Lahaie, toujours aussi impassible, allait échanger quelques mots avec lui comme si de rien n’était, tandis que notre camarade, pleurnichant et reniflant, regagnait sa place. Le maître retournait à sa table. Aucun commentaire de sa part n’était nécessaire.

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