La Villa BELLAR
Chapitre 4 : La villa BELLAR
Pendant seize ans, de 1946 à 1962, nous avons habité la même maison, au 11 de la rue Duquesne. En avril 1946 Papa et Maman y ont pris la suite d’un médecin, en la louant, ou plutôt en en louant comme lui une partie au propriétaire d’alors, monsieur Stora, d’une riche famille juive locale qui l’avait acquise dans les années vingt. Nous ignorons tout de la personne qui l’avait fait bâtir et aménager, avant la première guerre mondiale. On imagine volontiers quelque esthète fortuné. Plusieurs éléments de son architecture et de sa décoration étaient en effet réellement uniques dans une ville aussi peu sophistiquée que Miliana. Cette maison était d’ailleurs assez rare pour avoir reçu un nom, indiqué sur la façade par une plaque en français et en arabe. Elle s’appelait Bellar, d’un prénom féminin venu de la famille du propriétaire. Bellar, en arabe, signifie « la sublime ».
Elle s’agrémentait d’une serre ou jardin d’hiver (nous disions « véranda »), presque entièrement vitrée, dont le mur s’ornait de rocailles et de fresques d’après Fragonard (j’ai gardé le souvenir de L’escarpolette), ainsi que d’un bassin à poissons et d’une volière, tous deux depuis longtemps vides d’animaux. La maison comportait également un réseau de caves étendu. La plus accessible d’entre elles, sous la cuisine, prenait jour par son ouverture sur le jardin et par un étroit soupirail utilisé par les chats (et par nous dans nos premières années). Elle servait de réserve de bois pour le chauffage. Les autres, qui formaient nos cachettes ultimes, étaient toujours plongées dans le noir, et seuls y résidaient quelques rats furtifs.
Le jardin était ponctué d’une demi-douzaine de grands arbres, dont un palmier, un ormeau, un épicéa, disposés autour d’un petit sanctuaire arabe, peut-être vestige d’un lieu cultuel plus étendu, et d’un massif de bambous. Dans la Presse régionale nous avons parfois trouvé trace, à l’occasion d’une fête familiale, mariage ou autre, de cette remarquable demeure, qui avait dû être glorieuse dans sa jeunesse. Toutefois, en 1946, cela faisait déjà longtemps que ses propriétaires ne l’habitaient plus, et faute d’entretien elle avait perdu beaucoup de son éclat.
Pour Albert et moi cette maison extraordinaire se présentait à l’image de la ville, close sur elle-même mais ouverte sur de larges perspectives. Pendant toutes ces années nous nous y sommes faufilés partout, et nous l’avons escaladée des caves jusqu’au toit. Vaste et compliquée, avec sa douzaine d’escaliers ou de décrochements, elle a été le cadre de tous nos jeux de cachette et de poursuite et, au jardin, de nos aventures imaginaires. Elle a aussi abrité nos lectures et nos séances de musique autour du piano ou d’un tourne-disques, nos soirées sous les étoiles, nos nuits d’hiver, petits, au crépitement des bûches dans la cheminée, et nos nuits d’été toutes fenêtres ouvertes. Nous y avons pris nos repas, tous ensemble, des milliers et des milliers de fois.
Sans entrer dans le détail de son aménagement, lorsque nous en avons pris possession en totalité, assez vite après notre installation, la maison se composait de dix pièces principales réparties sur deux niveaux. Elle était complétée par trois terrasses, dont deux donnaient sur la rue, au premier étage, et la troisième, à hauteur du toit, côté jardin, commandait une large vue du bas de la ville et, au-delà, de l’immense plaine du Cheliff. Le jardin, entièrement clos, était surélevé par rapport à la rue, et donc, si ce n’est la cime de ses arbres, invisible de l’extérieur. Une moitié du rez-de-chaussée était réservée à la partie professionnelle (salle d’attente, bureau et salle d’examen), les pièces à vivre occupant l’autre moitié. Nos chambres étaient à l’étage.
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Le matin, dès que nous en fûmes capables, nous nous levions les premiers Albert et moi. Nos parents, qui répugnaient l’un et l’autre à se coucher tôt, profitaient d’encore un peu de sommeil. Nous descendions donc tous les deux seuls. Pourquoi est-ce le souvenir de matins froids qui me reste, de cendres à peine tièdes dans la cheminée éteinte ? J’imagine que Maman avait dû préparer et plier sur une chaise nos vêtements du jour. Le café était je crois dans une bouteille thermos (jamais une goutte de thé n’entra chez nous !), et nous savions où trouver le lait, et le pain et le beurre de nos tartines — avant de remonter à l’étage pour faire notre toilette. Il me faut confesser que je n’ai presque rien retenu de ces moments pourtant vécus des centaines et des centaines de fois — ainsi qu’il est souvent de règle pour ce qui se répète immuablement. Une seule anecdote m’est restée. Dans la pièce à vivre, trônant sur la tablette de la cheminée, se trouvait la seule montre de la maison, sous une forme insolite que je n’ai vue nulle part ailleurs. Il s’agissait d’un chat en bois, grandeur nature, assis bien droit sur ses pattes de derrière,entièrement peint en noir à l’exception des yeux. Cet animal recélait une mécanique horlogère, et son dos s’ornait des boutons de réglage habituels. En revanche il ne comportait ni cadran ni aiguilles, ses yeux remplissaient cet office : ils étaient formés de deux demi-sphères d’une belle couleur orange qui tournaient lentement sur elles- mêmes. Leur pourtour était strié de graduations, et c’est la pupille de l’œil droit qui indiquait les heures et celle de l’œil gauche les minutes. Un certain matin (je devais avoir moins de onze ans, n’ayant pas encore au poignet la montre-bracelet qui me fut offerte pour ma communion solennelle), quand l’œil gauche du chat indiqua « moins le quart » je partis comme d’habitude pour le collège, mais sitôt dehors je m’arrêtai : la nuit était noire, on n’entendait aucun bruit, les étoiles brillaient au-dessus de ma tête. Je déposai mon cartable dans le jardinet abrité de l’entrée et décidai, pour comprendre ce phénomène, d’aller vérifier l’heure au cadran de l’horloge municipale. Ce n’était qu’à deux ou trois minutes à pied. Je fus saisi d’y lire « six heures moins dix », et réalisai aussitôt que c’était donc encore le couvre-feu, qui interdisait toute sortie. Je revins à la maison aussi vite que je pus en rasant les murs, tremblant de tomber sur une patrouille armée.
Chez nous l’œil droit du chat indiquait la même heure que l’horloge. Je ne sais pourquoi je me suis levé, ce matin-là, deux heures plus tôt que d’habitude, et de toutes ces années cela resta ma seule escapade hors de chez nous pendant le couvre-feu. Quant à l’étrange chat dont les yeux disaient l’heure, il a hélas disparu dans l’exode.
Nos soirées se passaient le plus souvent tous ensemble, généralement dans la pièce à vivre et salle à manger du rez-de-chaussée où, mises à part la table et quatre chaises de paille, se trouvaient le piano et des chaises-longues en bois et en toile qui faisaient office de fauteuils ou de canapé, avant et après le dîner. On les alignait en demi-cercle autour de la cheminée lorsqu’il faisait froid. C’est dans cette pièce à l’ameublement minimal que nos parents écoutaient à l’occasion un disque qu’ils aimaient, des extraits d’opérette viennoise par exemple, ou qu’on suivait à la radio les bulletins d’informations ou la retransmission d’un match de football, et qu’après notre coucher ils continuaient de bavarder.
Dès que le temps le permettait nous dînions dans « la pièce à côté » (qui conservait son nom où qu’on puisse être), en ouvrant toute grande sa porte-fenêtre sur le jardin, et ensuite il était aisé de tirer dehors les chaises- longues pour profiter de la douceur de la nuit et des étoiles. En somme, notre vie familiale respirait la simplicité et la quiétude.
Dans une ville où les hivers étaient longs et froids, très enneigés aussi, les moyens de chauffage étaient rudimentaires, comme c’est souvent le cas dans les pays réputés chauds. Dans notre vaste demeure existaient seulement deux cheminées actives, une à l’étage, dans la chambre des enfants (s’il m’arrivait de m’éveiller la nuit, je me rappelle combien il était rassurant de voir doucement danser sur le mur le reflet des flammes), la seconde en bas, dans notre pièce à vivre. Un poêle à bois (« le Mirus ») était installé dans la pièce à côté, et nous avions aussi un radiateur à huile qui pouvait être déplacé, mais pas partout, faute de prises adaptées. Dans son bureau Maman était dotée d’un appareil électrique à serpentins chauffants, bien insuffisant, et dans le cabinet d’examen ou de soins elle faisait de petites flambées d’alcool à brûler dans des coupelles métalliques posées sur le carrelage, qu’elle renouvelait entre deux patients. Partout ailleurs il pouvait faire vraiment froid, et on devait s’emmitoufler. Vers le milieu des années 1950 apparurent les couvertures chauffantes, dont chacun des lits fut alors équipé. Se dépouiller de son pull ou de sa robe de chambre et de ses botillons, se sentir une seconde saisi par le froid, et puis se fourrer dans la tiédeur un peu moite du lit devint une des petites joies de l’hiver.
À la saison chaude, si ce n’est un vénérable ventilateur très peu efficace et trop lourd pour être aisément transporté, nous ne connaissions que les fenêtres ouvertes pour créer un semblant de courant d’air. Cela dit, ni Albert ni moi n’avons gardé de souvenir de canicule, dont Miliana, en altitude, était largement préservée, contrairement à toutes les bourgades de la plaine accablées de chaleur en été.
Néanmoins, la nuit venue, il nous est parfois arrivé de quitter nos lits un moment pour aller chercher un peu de fraîcheur sur une de nos terrasses. Je me rappelle bien la fois où j’ai même osé y passer une nuit entière. Hors de l’abri de la chambre le sommeil avait été long à venir, seul dans le noir, allongé sur le carrelage dur, environné de bruits alarmants et tout proches — le froissement des platanes traversés par le vent, les cris des oiseaux nocturnes. Je m’éveillai un peu avant le jour, tout entortillé dans mon drap. Il faisait presque froid. La première chose que je vis, exactement face à moi, sur l’arête du toit, découpée en ombre chinoise sur le ciel qui commençait à s’éclaircir, fut la silhouette verticale d’un énorme hibou. Je restai pétrifié : il devait me fixer de ses larges prunelles, prêt à fondre sur moi au moindre geste. Je n’osai pas bouger, ni même appeler à l’aide, et le regard fixé sur la bête j’attendis dans l’angoisse que le soleil apparaisse enfin et la fasse fuir. Le jour vint lentement, les formes autour de moi se précisèrent. Quand je commençai à voir plus distinctement, une cheminée me faisait face, bien droite sur l’arête du toit. Je gardai un tel souvenir de ces minutes (dont rien ne fut dit à personne, de crainte du ridicule) que jamais plus je ne renouvelai l’expérience.
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Cette villa, sommairement meublée au début, a été louée par nos parents pendant plusieurs années avant qu’ils soient en mesure de l’acheter, probablement en 1952. Ils purent dès lors commencer à la réaménager à leur goût. Papa, maître d’ouvrage de ce chantier, s’investit beaucoup dans la tâche. Il n’avait probablement que faire des fioritures et ornements divers dont s’agrémentait la maison, qui devint en quelques mois un bâtiment résolument moderne, plutôt méditerranéen d’allure, entièrement revêtu d’une belle couleur jaune paille. La véranda perdit sa rocaille et ses fresques, et les balustres de pierre ouvragée, souvent très abîmées, furent remplacées par des tubes métalliques. Un escalier de marbre se substitua au vétuste escalier de bois. Dans le peu d’espace disponible il avait fallu calculer sa courbure au plus près. Il était logé en partie dans une sorte de tourelle qui faisait saillie entre les deux corps de bâtiment, et achevait de donner à l’ensemble cette apparence de château fort que nous aimions. L’étage y gagna une salle de bains moderne, et des fauteuils de cuir et des tapis ornèrent les deux pièces de réception (qui reçurent en fait si peu de monde).
Papa avait dessiné la forme géométrique de la porte vitrée de l’entrée, en verre et en métal, et c’est lui qui découpa dans une plaque de caoutchouc fort, à l’aide d’une lame de rasoir, les deux « 1 » du numéro de la maison, avant de les peindre du même vert sombre que la porte. Sur une photo remontant à quelques années à peine, nous avons été très surpris (et émus) de découvrir que, si la rue a changé de nom et la maison de numéro, le 11 de Papa avait été laissé en place au-dessus de la porte d’entrée, peint en blanc toutefois, comme la façade.
Le jardin perdit son aspect broussailleux, et il ne conserva que trois de ses arbres, ceux que nous nous rappelons avoir toujours connus : le palmier, qui produisait des dattes hélas non comestibles, l’épicéa, que nous apprîmes à escalader de branche en branche jusque très haut, et un micocoulier qui attirait une nuée d’oiseaux dont les cris nous réveillaient souvent au petit jour. Dûment désacralisé par un imam le sanctuaire disparut, tout comme le massif de bambous.
Papa était très fier du nouvel agencement qu’il avait dessiné. L’espace était désormais découpé en plates-bandes séparées par des allées de tuf ocre, assez larges pour qu’on puisse y faire du vélo, et qui s’inspiraient à une échelle microscopique des classiques jardins à la française. Dans les plates-bandes Maman fit planter des rosiers à profusion, et des variétés grimpantes tapissèrent bientôt le mur de séparation d’avec la villa voisine et la grande tonnelle adjacente, et couronnèrent une partie du mur sur la rue. Tout porte à croire que le jardin n’avait jusque-là jamais abrité de fleurs cultivées. Les bordures des plates-bandes furent entièrement dévolues à des gazanias, sortes de grosses marguerites à pétales orange vif qui proliféraient en permanence, et à des zinnias, d’une couleur voisine mais à tige plus haute, qui attiraient les papillons. Il ne peut être question de nommer toutes les fleurs. Néanmoins je ferai exception pour une plate-bande en arc de cercle, la seule du genre, entièrement consacrée à des tulipes. Elles forment le décor de nombre de photos de nous, assis parmi nos jouets. Dans l’ombre du palmier vivait discrètement une famille de pensées délicieusement coloriées, auxquelles se mêlaient parfois quelques violettes sauvages.
Ce fut toujours une joie pour Maman de se promener parmi les fleurs, avec nous quand nous étions petits : elle nous les nommait au passage, et chacun essayait de découvrir la rose la plus parfumée. Dans les lettres à ses parents, installés à Paris depuis peu, elle se laisse aller à des moments d’effusion au spectacle du jardin luxuriant : « … j’ai envoyé à Anitsa un grand carton de roses, anémones, renoncules et pâquerettes. Demain j’en enverrai aussi à Tante Olympe et Juliette. Le jardin est irréellement beau, c’est trop !… Les rosiers polyanthas forment des buissons énormes, et les grimpants, sous la tonnelle, comme un mur de fleurs. »
Ce jardin purement décoratif n’abritait ni potager ni arbres fruitiers (qui abondaient pourtant à Miliana), à la seule exception d’un prunier à demi-sauvage que les travaux avaient épargné. Sur le tard, des plants de fraisiers occupèrent une des plates-bandes. C’est un regret, rétrospectivement, de n’avoir pas eu au moins un cerisier, l’arbre qui partout faisait la réputation de notre ville.
En 1958 ou au début de 1959 on eut l’idée de planter de la vigne vierge le long de la façade côté jardin. Le résultat dépassa les espérances et le mur fut bientôt tout entier recouvert d’un épais manteau de végétation, ainsi que le montrent les photos d’époque. Celles-ci sont rares : notre maison fut victime, tout comme Miliana, du fait qu’on ne photographie guère les lieux où on vit. Les décors familiers paraissent banals, et on pense qu’on aura tout loisir d’en garder trace le jour où on le souhaitera (en revanche on immortalisera sous tous les angles la place Saint-Marc à Venise, ou bien la Tour Eiffel, endroits où on n’a passé qu’une heure et qui ne nous touchent en aucune façon).
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Nos parents, avec moi tout seul pendant un an, puis Albert, et Pierre enfin, qui nous rejoignit exactement à mi- chemin de notre séjour, en mai 1954, voilà pour les habitants permanents, ceux qui dormaient là chaque soir, mais pendant la journée une autre personne nous a aussi accompagnés presque tout le temps. Ce fut d’abord une jeune fille d’origine espagnole, Isabelle Guttierez, gentille et douce, qui fut notre nounou pendant nos premières années, délivrant Maman de tout souci pendant ses consultations. Elle se trouve avoir été la seule personne, si ce n’est plus tard le curé lui-même, qui nous ait parlé de l’Histoire sainte, ou des légendes qui s’y rattachaient. Ainsi, selon elle, le minuscule cercle gravé sur les noyaux des dattes de notre palmier avait pour origine le Oh ! de surprise que forma la bouche de l’enfant Jésus en découvrant ces fruits pendant la fuite en Égypte. Isabelle nous quitta je pense en 1950, pour laisser place à Kébir, qui fut avec nous dès que j’atteignis l’âge d’aller à l’école, et pour les dix ans qui suivirent. En raison de l’importance qu’il prit pour nous tous le chapitre suivant lui sera consacré.
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En dehors des humains qui l’ont peuplée, notre maison fut visitée, et plus rarement habitée, par nombre de chats. Maman avait pour cet animal une prédilection dont nous avons hérité l’un et l’autre (Papa ne faisait que les tolérer, non sans méfiance). Il s’agissait généralement d’animaux nomades qui ne faisaient que passer ou, le cas échéant, mettre bas (les petits disparaissaient mystérieusement peu après), mais nous avons eu un chat à peu près domestique, et résident presque permanent pendant de très longues années.
C’était un animal blanc et roux de belle taille que je me rappelle seulement dans son grand âge, quand il passait l’essentiel de son temps endormi dans une tache d’ombre ou de soleil selon l’heure et la saison. Ce chat avait ses entrées chez nous, comme tous les autres, mais il s’y attardait plus volontiers qu’eux. Les reliefs de la cuisine le nourrissaient, et pour se distraire il tuait un rat à l’occasion, que nous trouvions généralement ouvert en deux d’une griffe délicate. Nous avions pour lui de l’affection quoiqu’il ne semblait pas rechercher nos caresses. Je ne crois pas qu’il ait eu un nom, et la nuit il ne venait sur aucun de nos lits, mais c’était néanmoins le chat de la maison. Il l’occupait déjà avant notre arrivée, et pour Albert et moi son origine se perdait quasiment dans la nuit des temps.
Vers la fin des années cinquante, le matou étant alors très âgé, plusieurs cas de rage se déclarèrent à Miliana, et, par précaution, on détruisit nombre de chiens errants.
Sans bien sûr qu’il en ait été question en notre présence, Papa décida un jour qu’il n’était pas prudent de continuer de garder près de nous un foyer potentiel de maladie. Il fit donc abattre notre cher vieux matou par le garde-champêtre, un dimanche après-midi, pendant que nous étions au cinéma tous les deux. Nous ne fîmes pas que pleurer, nous fûmes révoltés par cet acte de barbarie, et nous en voulûmes longtemps à Papa.
Ce vénérable chat fut suivi d’un autre, quelques années après, un tout jeune animal cette fois, noir et blanc, qui fit son apparition pendant l’été 1961 tandis que nous étions tous deux en vacances à Paris chez nos grands-parents. Tout naturellement il s’attacha à Pierre, resté à Miliana, et réciproquement. Plus familier que ses prédécesseurs, il s’est invité plus d’une fois sur nos photos de groupe des derniers mois. Le matin on le trouvait pelotonné sur une de nos chaises-longues, ou même parfois niché dans les cendres tièdes de l’âtre.
Hasard ou prémonition, il disparut dans les jours qui précédèrent notre départ, en mai 1962, ce qui fait que le chagrin de le laisser derrière nous a été moins vif. On parle des maisons quittées, des tombes abandonnées, mais jamais des innombrables animaux familiers qu’on n’a pu emporter dans l’exil — source souvent de plus de larmes.
Quant à la tortue, Albert va même jusqu’à en contester l’existence. Je me rappelle pourtant l’avoir rencontrée plusieurs fois au cours de ces années, de loin en loin, tapie dans un coin du jardin ou en promenade parmi les fleurs. Elle a dû poursuivre sa vie cachée très longtemps après nous.
Et il y avait aussi, plus immobiles et plus secrètes encore que l’intermittente tortue, de menues choses disséminées à travers la maison, auxquelles on ne prenait pas garde mais qui toutes avaient été là fidèlement depuis toujours. On les découvre parfois dans le coin d’une photo ancienne où nous figurons, petits, à la place immuable qui était la leur, sur un meuble ou une étagère.
Certains de ces objets immémoriaux ont survécu à tous les déménagements : une sorte de bonbonnière chinoise décorée d’un paysage stylisé, un brûle-parfum surmonté d’un animal à la queue touffue, une statuette de Buddha en cristal (tous provenant probablement de l’oncle Casi, longtemps administrateur des colonies en Indochine). Une petite biche en bronze dont personne ne connaissait l’origine, dans une posture d’alerte, avec d’immenses oreilles dressées et une patte un peu tordue, semblait avoir passé toute sa vie sur la table basse près de mon lit. Depuis, elle m’a suivi partout dans mes pérégrinations. Quand il m’arrive aujourd’hui de poser mes yeux sur elle, crânement campée sur ses trois pattes, c’est comme si je me raccordais à ces temps lointains, et lorsque j’effleure du bout des doigts sa robe verte patinée j’ai l’impression qu’elle atteste et valide en quelque sorte toute mon histoire.
Un objet plus humble encore m’est parvenu, sans aucune prétention décorative. Il dort dans un tiroir de mon bureau. Peut-être, parmi les stylos, crayons et autres accessoires pourrait-il passer pour un vague coupe-papier, un ouvre-lettres ? Il s’agit en fait d’un couteau de table en aluminium, fait d’une seule pièce, dont le modèle passait pour très moderne à la fin des années cinquante, survivant des couverts que nous utilisions alors à la maison.
Contrairement à la biche, que personne ou presque ne touchait jamais, il a certainement été utilisé par chacun de nous cinq des dizaines et des dizaines de fois pendant ces années-là, bien plus que toute autre chose connue de moi. À ce titre il m’émeut lui aussi.
Commentaires
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- 1. Hervé dupond Le 02/02/2025
Ce texte possède une grande puissance évocatrice et célèbre les moments simples du quotidien.
L'anecdote du hibou, marquée par l'angoisse et l'attente, fait écho à cette sensation d'étrangeté que l'on peut parfois ressentir face à l'inconnu, même dans des lieux familiers.
Le texte a une belle force évocatrice et rend hommage aux petits moments du quotidien qui, avec le temps, prennent une grande valeur.
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