Images                    Youtube

Le Cinéma

Le Cinéma

Festivités d'autrefois

Chapitre 23 : Le Cinéma

 

Le cinéma a représenté pour nous deux la principale et la plus constante distraction pendant toute notre jeunesse. Nous fûmes assez tôt autorisés à y aller seuls, d’abord pour des films et des séances choisis, ensuite plus librement. Cela représenta un pas important dans notre émancipation. Nous avons toujours continué aussi d’y aller en famille le dimanche. Ce fut d’ailleurs, dès qu’il ne nous fut plus possible de partir en balade dans la campagne, le seul loisir extérieur partagé avec nos parents, et pratiquement leur seule sortie. Il me semble que le cinéma proposait trois films différents chaque semaine (sur la fin je me rappelle que j’allais les voir tous), cinéma étant un terme générique : à Miliana, il y avait deux salles, en plus du « cinéma plein air », au jardin public, sous les étoiles, qui disparut dès notre jeune âge avec l’instauration du couvre-feu nocturne mais dont tous ceux qui l’ont connu ont gardé une particulière nostalgie. Chacune de ces salles avait son identité : le Splendid avait été, bien avant l’invention du cinématographe, le théâtre de la ville — Alphonse Daudet en a parlé à l’occasion de sa visite, en 1863 : « Le théâtre de Miliana est un ancien magasin de fourrages, tant bien que mal déguisé en salle de spectacle. Entre son époque et la nôtre il avait fait l’objet d’aménagements : en plus de la cabine du projectionniste, le promenoir de terre battue avait été recouvert d’un plancher, et surtout, à l’instar d’un vrai théâtre dont il avait la forme en arc de cercle il desservait désormais une série de loges, entre l’orchestre et le balcon. Malgré son nom il n’avait rien de vraiment splendide mais nous aimions son cadre vieillot et biscornu, et nous ne nous installions jamais ailleurs que dans l’une des deux loges centrales, entièrement closes par des panneaux de bois sur trois de leurs côtés. Ces loges toutes sombres, dont la porte se refermait sur nous, ajoutaient à l’excitation du spectacle. Albert se rappelle qu’il valait mieux s’accouder au rebord pour ne pas être gênés par l’avancée du balcon. 

Le Variétés, beaucoup plus récent, occupait un espace quadrangulaire plus fonctionnel, avec un parterre et un balcon garnis de sièges confortables — et équipé latéralement d’une série de loges délimitées par des cloisons basses. Lorsque nous allions voir un film tous ensemble, nous occupions toujours une de ces loges (qui portait le numéro 8), du côté gauche par rapport à l’écran. La plupart des autres étaient elles aussi occupées par des familles, toujours les mêmes, que nous saluions au passage. Quoique nullement réservées à l’avance, nos places ne nous étaient pas disputées. La plupart des gens ne tenaient pas à voir les films de biais en étant assis sur des chaises dures. En fin de semaine il y avait autrefois une séance en soirée et deux dans l’après-midi (les enfants assistaient plutôt à la première, les familles à la seconde — un peu comme pour la messe). Le couvre-feu supprima les séances de nuit, sauf peut-être celle du dimanche (nos avis divergent). 

Le « grand film » était toujours précédé d’une séquence d’Actualités qui visait à donner un très bref résumé de ce qu’il y avait eu de notable la semaine précédente, en France et ailleurs — faits de société, évènements naturels, politique, sports (ces cinq ou dix minutes hebdomadaires remplaçaient en somme les innombrables journaux télévisés, reportages, et « directs » d’aujourd’hui). La première partie s’agrémentait aussi d’un dessin animé ou d’un épisode d’une série comique américaine, et de la brève présentation du grand film de la semaine suivante. Enfin, juste avant l’entracte, quelques publicités commerciales, qui changeaient rarement et dont nous nous souvenons encore. La régie publicitaire avait également son message, annoncé par un groom africain : « Afric-Films, 13 rue Auber, Alger. Téléphone 628-28 et 628-29 » (incompréhensibles prouesses de la mémoire).

Le début du spectacle puis l’entracte s’accompa-gnaient au Variétés d’un savant jeu de lumières blanches et rouges dans les plafonniers, selon une séquence immuable et compliquée qu’Albert croit pourtant pouvoir reconstituer. 

La très grande majorité de l’audience était formée d’Européens, mais les tout premiers rangs de l’orchestre, juste au pied de l’écran (les places les moins chères), étaient occupées par les « yaouled », pas tout à fait enfants des rues, avec leur boîte de matériel à cirer les chaussures. Les militaires peuplaient le balcon, les jeunes Milianaises aussi, et le dernier rang tout en haut, adossé au mur du fond, était particulièrement propice aux bisous et aux câlins. À l’entracte il était possible de sortir prendre l’air, après s’être muni d’un ticket pour éviter la resquille, ce qui nous permettait de refaire provision de cacahuètes ou de rouleaux de réglisse dans une des boutiques arabes juste à côté (Kouider pour le Variétés, « Sardina » pour l’autre), tandis que la plupart des gens qui quittaient leurs sièges préféraient se grouper autour du bar près de l’entrée. Celui du Splendid était presque digne du foyer d’un théâtre, avec son long comptoir, ses glaces, ses fauteuils. Le mur était tapissé de beaux portraits genre studio Harcourt, Clark Gable, Errol Flynn et autres stars américaines.

*** 

J’ignore tout de la façon dont s’élaborait la programmation des films et je ne sais pas si la Direction locale avait voix au chapitre. Je suppose que Miliana était traitée comme toute petite ville française de province à la clientèle fidèle et moyennement éclairée. Ce qui nous en distinguait peut-être est que nous étions avisés du programme, en plus du journal et des affiches à l’entrée des salles, par un crieur qui parcourait la ville en soulignant ses annonces, à chaque carrefour, d’un coup de clairon. Je l’entends encore clamer, à l’angle de notre rue « Traqué à Chicagooo ! » Nous nous sommes amusés Albert et moi à confronter nos expériences, puisque sur six ou sept ans nous avons vu à peu près les mêmes films, en essayant d’abord d’en estimer le nombre, et nous avons eu du mal à croire qu’il devait y en avoir eu près de quatre cents ! Mais de ces quatre cents, seules quelques dizaines nous sont restées. La quasi-totalité d’entre eux étaient de pure distraction. Les succès du moment, ceux que leur réputation avait précédés, étaient plutôt réservés au Variétés, le Splendid se contentant des autres — nos préférés en général. Ils se répartissaient donc en deux groupes, d’une part les films français grand public avec leur brochette d’acteurs populaires, et plus rarement un incontournable grand film international, et d’autre part une nuée de westerns et de films d’aventure ou de guerre de série B, presque tous américains. Les westerns obéissaient au genre convenu de l’époque : les courageux pionniers formaient leur cercle de chariots pour résister à l’attaque des cruels Indiens. Ceux-ci tournoyaient sur leurs mustangs en décochant des flèches et on les abattait au passage comme à la baraque de tir de la fête foraine. 

Néanmoins ils semblaient toujours être aussi nombreux, et malgré leur héroïsme les assiégés allaient certainement succomber à leur assaut lorsque retentissaient les clairons de la cavalerie américaine qui faisait fuir les assaillants ou les taillait en pièces, aux cris d’encouragement des yaouled des premiers rangs. J’ajoute qu’ils n’étaient pas les seuls à s’exprimer à un moment fort. L’assistance était plus participative que de nos jours. Les baisers, surtout un peu appuyés (le comble de l’érotisme dans les films d’alors), donnaient toujours lieu à de joyeux « accrochez les wagons ! » des yaouled et des autres. 

Au Variétés tout comme au Splendid on restait loin du cinéma d’art et d’essai, auquel nous serions d’ailleurs restés insensibles. En fait la majorité des films était d’intérêt faible (même si dans la programmation se glissait parfois un film noir de qualité, ou un Hitchcock), et j’entends encore Papa, à la sortie de la séance familiale du dimanche, exprimer souvent son opinion d’un seul mot : « nanave ! ». Nous les enfants étions meilleur public, et puis, même le plus banal des films était précédé des Actualités, notre unique ouverture animée sur le monde, et d’un épisode de Tom et Jerry ou des Trois Stooges

Quelques titres seulement ont survécu pour nous, dans des genres différents, ainsi « Le dernier des fédérés » film de l’ouest américain en cinq épisodes, qui a été projeté semaine après semaine sur plus d’un mois. Le cri du héros qui s’éloigne au galop de son cheval dans le soleil couchant, « Ohé Sayomba ! » (qui était suivi de « Quand le Texas aura besoin de moi, je reviendrai ! ») devint celui de tous les enfants qui se couraient après dans les rues. Il y eut encore le terrifiant « Homme au masque de cire », qui nous a longtemps fait presser le pas en jetant des regards derrière nous à la tombée du jour, et aussi l’histoire de cette affreuse invasion de fourmis rouges carnivores de l’Amazonie (la marabunta) qui jetait le doute sur les innocentes petites fourmis de notre jardin. Nous avons versé des larmes sur Bambi et sur « Lassie chien fidèle », et la mort héroïque de John Wayne aux sons de l’hymne des Marines dans « Iwo-Jima » a été mimée quantité de fois par l’un ou par l’autre d’entre nous dans nos jeux d’aventures.

J’avais été fasciné par « Le livre de la jungle » (dans sa version d’origine, avec Sabu dans le rôle de Mowgli) dont je connaissais déjà bien l’histoire, et je me souviens que Maman avait adoré « Le fleuve », lequel se passe également en Inde, le premier film en couleurs de Renoir, que j’avais trouvé bien languissant, sinon ennuyeux. Je l’ai revu récemment : un splendide chef d’œuvre ! 

J’ajouterai encore, parce que nous commencions d’en être préoccupés, que les cinémas proposaient très rarement des films « osés ». Néanmoins en 1957 fut projeté un film inconnu qui fit grand bruit, sous le titre provocant des « Dangers du désir ». 

L’affiche à l’entrée du cinéma montrait une belle jeune femme en robe de soirée munie d’une poitrine agressive, la chevelure dénouée, le visage extatique, avec autour d’elle des pavés de texte où on lisait « Le seul film qui ose dire toute la vérité » (n’était-ce pas cela qu’à douze ans on aspirait tant à savoir ?), « Des images jamais vues à l’écran ! », et encore « Malgré l’audace du sujet qui est d’une rare puissance ce film doit être vu par tous ». Cela promettait des choses inouïes, mais dans un angle de l’affiche, en plus petit, on pouvait lire aussi « Interdit aux enfants », et, ainsi que nous le craignions, c’est dans cette catégorie que le préposé aux tickets nous rangea, mon ami Jean-Max et moi quand nous osâmes tenter notre chance (sans Albert, à l’évidence trop jeune). Je me rappelle que les militaires se pressaient en nombre. 

Aucun de nous ne vit donc « Les Dangers du désir », ni ce jour-là ni plus tard, mais ce film troublant et inaccessible acquit un statut spécial, et si nous voulions faire référence à quelque chose de très poussé dans l’audace nous disions, Jean-Max et moi, dans notre langage codé, « ce doit être comme les DDD ! ». J’ai eu la curiosité d’aller sur Internet pour savoir ce qu’avait été ce film de légende : il semble qu’il visait surtout, sous ses dehors ultra-racoleurs, à souligner l’importance de l’éducation sexuelle auprès des jeunes, et que sa plus forte scène montrait de façon réaliste un accouchement sous césarienne. Son titre allemand d’origine était d’ailleurs, platement, « Eva und der Frauenarzt » — Ève et le gynécologue. 

À défaut de pouvoir assister aux rares films interdits aux moins de seize ans, il nous est parfois arrivé d’en voir des images. En effet le projectionniste avait l’habitude de soustraire de la pellicule, à l’aide d’habiles ciseaux, quelques fragments des passages osés, lesquels circulaient entre initiés en alimentant un infime négoce. Ces images minuscules d’environ deux centimètres de côté devaient être regardées par transparence face à la lumière, et requéraient beaucoup d’imagination.

En fait, ma seule vraie expérience du genre s’est située à Alger, vers ma quatorzième année (mais je faisais plus que mon âge), quand Maman, cédant à mes instances, et peut-être curieuse elle-même de découvrir ce que pouvait être un film « sulfureux », accepta de m’emmener voir « Les bijoutiers du clair de lune », dont la vedette était l’incontournable Brigitte Bardot. L’intrigue ne m’intéressait nullement, je ne vivais que dans l’attente des scènes dénudées dont Cinémonde et Ciné-Revue nous avaient fait espérer monts et merveilles. Dans l’ensemble ce fut une grande déception, si ce n’est l’apparition fugitive de la poitrine de l’actrice principale. Néanmoins ce n’est pas sans fierté que je revins à Miliana. Maamar, à qui je racontai ce haut fait, me demanda, incrédule, de lui confirmer que BB se montrait vraiment dans sa nudité ! 

*** 

La salle du Variétés accueillait aussi à l’occasion certains concerts ou spectacles, le plus souvent sous l’égide de la Ligue de l’enseignement, ou des Jeunesses musicales de France, mais le plus marquant de ces évènements, et de loin, fut la représentation en 1958 de « La famille Hernandez », qui avait déjà triomphé à Alger. 

Ce spectacle, largement le fruit de l’improvisation des acteurs, fut pour nous une révélation ! Voilà que ce qu’on nous avait toujours présenté comme une sorte de sous-culture, cette langue du petit peuple algérois mâtinée d’espagnol et d’arabe, ce français tel qu’on le parlait à Bab-el-oued, tout le contraire du modèle scolaire, et en ce qui nous concerne, familial, se trouvait sur la scène clamé, revendiqué ! 

Les chansons populaires espagnoles dont le groupe Los Alcarson ponctuait le spectacle ont conservé pour nous jusqu’à ce jour, dès les premières notes de guitare (notamment « Si vas a Calatayud »), un pouvoir d’émotion insurpassable. Ce spectacle débordant de naïveté et de bons sentiments s’inscrivait parfaitement dans l’élan spontané et généreux qui a soulevé tant d’habitants de l’Algérie en 1958. ».  

26 Août 1932Un article de l' Echo d'Alger du 26 Août 32, relatif à l'apparition du cinéma parlant à Miliana.

 

Miliana/61 Ticket Cinéma Variétés

Ticket de loge du Variétés / 60-61.

Chapitre Précédent

 
 
 

Ajouter un commentaire