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Les Copains

Chapitre : 20

Les Copains

En dehors de notre cercle familial, tout au long de nos années de jeunesse, les premières personnes que nous avons côtoyées, et les plus importantes, ont été nos camarades d’école, nos compagnons de jeux, et nos rares vrais amis — tous ceux qu’on appelait « les copains ». À l’école primaire il était d’usage de prendre en photo les classes chaque année : on peut nous voir ainsi grandir côte à côte. Quelques-unes de ces photos sont venues jusqu’à nous. Je peux retrouver sans peine le nom et le prénom de presque tous mes camarades d’alors. Albert a plus de mal avec les siens, quant à Pierre, il était trop petit pour s’en souvenir. On a déjà évoqué les jeux avec eux dans la cour de récréation, et pour moi ces courses- poursuites à travers la ville avant l’étude du soir. C’est naturellement parmi ces enfants que se sont trouvés la plupart de ceux avec lesquels nous jouions aussi en dehors de l’école. En les passant en revue je réalise qu’à l’exception de Maamar puis de son jeune frère Mohamed, ils étaient tous Européens. Maamar et son frère furent aussi parmi les rares dont nous n’avons pas fait connaissance à l’école, mais parce qu’ils étaient nos voisins. 

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Pendant toutes ces années l’ami le plus constant d’Albert a été Bernard Siché, dont le frère aîné, Patrick, était lui aussi mon camarade de classe (il en sera longuement question en fin de chapitre). Bernard était un garçon plein de dynamisme et de gaîté, tout le temps prêt à faire des farces — à l’inverse de son frère, qui semblait plutôt cérébral et distant. Albert me dit qu’il était la spontanéité et la gentillesse mêmes, sans trace du moindre calcul. Il allait souvent chez lui pour jouer « aux petites autos », dont Bernard et son frère avaient une belle collection, ou au train électrique. Il se souvient aussi de leurs vadrouilles à vélo à travers la ville, et, bicyclettes rangées contre les platanes, de leurs longs échanges à la Pointe, face à la plaine. « On parlait de nos découvertes, livres ou disques, de nos vacances futures, mais pas encore du sexe opposé, qui restait très mystérieux… ». Mais la grande affaire entre eux a certainement été la piscine, où, pendant plusieurs étés, ils ont été inséparables, toujours à imaginer et à relever de nouveaux défis. Un autre camarade d’élection pour Albert, plus tardivement que Bernard et pour moins longtemps (Bernard et Albert sont restés proches depuis leur tout jeune âge et jusqu’au départ d’Algérie), s’appelait Guillaume de Saulieu. Il était originaire de métropole, le rejeton d’une famille aristocratique du Nivernais. Dans sa famille tout le monde se vouvoyait — ce que nous n’avions vu jusque-là que dans certains films. Au départ c’est leur passion des modèles réduits de voitures qui les rapprocha — les Solido françaises de Guillaume face aux Dinky-Toys ramenées d’Angleterre par Albert. C’est aussi en sa compagnie qu’Albert alla explorer certaines parties des installations des Mines du Zaccar (ce qu’à mon regret je n’ai jamais fait).Quand Guillaume retourna en France, dès 1960, Albert resta un temps en contact avec lui. Ils se revirent brièvement à Paris pendant l’été 1961 que nous passâmes en vacances chez nos grands-parents. L’été suivant ce ne fut pas possible parce que Guillaume était bloqué nous dit-il dans le splendide manoir familial, qu’il nommait « ma bicoque » sur la carte qu’il en envoya. Il est devenu depuis le chef de sa lignée, et dès lors, comte à son tour, il préside aux destinées du château familial, à Lurcy-le-Bourg dans la Nièvre. Comme dit plaisamment Albert : « J’aurai donc connu trois comtes dans mon enfance : le Comte de Champignac dans ‘Spirou’, le Comte de Monte Cristo, et Guillaume ! » 

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Avant de passer à ceux qui deviendront mes amis il me faut évoquer ces lointains camarades que nous avions presque tous, sans jamais les rencontrer, et qu’on nommait « les correspondants ». D’une certaine manière c’étaient un peu les amis des réseaux sociaux d’aujourd’hui. Il s’agissait d’une institution animée notamment par les professeurs d’anglais en vue de nous permettre de pratiquer la langue avec des élèves étrangers. J’ai ainsi correspondu plus ou moins longtemps avec un Dennis, de Hornchurch, dans la grande banlieue de Londres, une Pirkko Finlandaise, une ravissante Lee (on échangeait ses photos) qui vivait dans l’Idaho, et aussi une Yvette new- yorkaise. Tous ont dû recevoir de moi un porte-monnaie souvenir orné d’un dromadaire et d’un palmier. La plupart d’entre eux s’attendaient à avoir un correspondant « algérien », avec lequel échanger sur la lutte contre l’oppresseur français, mais, une fois revenus de leur surprise de tomber sur moi, tous devinrent des compagnons agréables — quoique superficiels (nous vivions sur des planètes très éloignées). En fait, la seule correspondante, dans un contexte différent, avec qui j’ai entretenu et même développé ma relation aura été une Annie, originaire de Marmande, Lot-et-Garonne, dont je fis la rencontre épistolaire en juin 1961, et qui, plusieurs années après, devait devenir … Annie. Dès mon entrée en sixième je fis la connaissance de Jean-Max Vaillant, mon premier vrai ami (Maamar excepté, qui a toujours eu pour nous un statut unique, presque fraternel), c’est-à-dire celui avec lequel on se plaît à échanger, celui dont la relation, tant qu’elle dure, a tendance à devenir exclusive. Jean-Max arrivait de métropole, comme on disait alors. Son père était militaire, et ils habitaient à la lisière de la caserne. C’était un garçon curieux et inventif qui m’associait à ses entreprises : nous fabriquâmes ainsi un projecteur d’images fixes (qu’on dessinait nous-mêmes sur une bande de papier) à l’aide d’un carton à chaussures, d’une bobine de fil, d’une ampoule et d’une petite loupe, ou encore des bateaux dont on remontait le moteur fait d’une épingle à linge prise dans un bracelet élastique tendu entre deux clous, pour leur faire faire la course sur l’eau des abreuvoirs qui parsemaient les terrains derrière les casernes. C’était là surtout notre domaine, qu’on ne se lassait pas de parcourir en tous sens. Jean-Max semblait connaître toutes les brèches des murailles par où on pouvait se glisser dans la campagne environnante, et il cheminait hardiment sur le faîte étroit des murailles. On escaladait l’amoncellement de bottes de foin du parc à fourrage, à l’aide d’une badine on asticotait les énormes crapauds qui somnolaient au bord du grand bassin, on allait bavarder avec une sentinelle qui se morfondait dans une guérite isolée, ou relever les graffitis et inscriptions obscènes sur les murs. Généralement nous ne rencontrions d’ailleurs personne dans l’exploration de ces confins vides de soldats (ils restaient groupés dans les bâtiments et la cour centrale). On inventait aussi des chansons aux couplets innombrables sur nos professeurs ou sur l’actualité du moment, dont on faisait profiter les autres élèves le lundi matin — notamment sur l’air et le refrain de la Ballade de Davy Crockett, une rengaine de l’époque qui se prêtait bien aux énumérations sans fin. Jean-Max ne resta que trois ans à Miliana avant de retourner en France avec ses parents, dans une garnison de Bretagne. Ceci n’était pas un problème pour lui, il était extrêmement adaptable, et puis il ne pouvait avoir pour Miliana (ou pour l’Algérie) l’attachement qui était le nôtre. C’était juste un endroit passablement exotique où il avait connu des moments agréables. Pendant deux ans encore nous nous sommes beaucoup écrit, en nous faisant part de nos vues détaillées sur toutes nos lectures, sur tous nos films (nous partagions le goût des récapitulations et des classements). Nous nous sommes brièvement revus, une seule et dernière fois, lors de notre passage en famille à Paris en 1959, mais sans retrouver la spontanéité d’avant, surtout je crois parce que Jean-Max n’était pas pied-noir, d’où son détachement presque un peu ironique vis-à-vis de ce qui pour nous était vital, nos espoirs, nos craintes. En fait il me parut être devenu pareil à tous ces gens indifférents qui, vivant leur vie sous d’autres cieux, ne pouvaient réellement comprendre la nôtre.

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Si, comme je le crois, l’amitié implique une connivence profonde, intellectuelle ou affective, Tewfik Ghersi (prononcer Toufik) et moi n’avons pas vraiment été amis, mais nous avons souvent cheminé côte à côte, et peut-être aurions-nous pu le devenir si les circonstances avaient été autres. Sur toutes les photos de classe où il figure on reconnaîtra sans peine son visage aigu, son regard brillant d’intelligence, et sa mise impeccable. Sur lui jamais de tablier informe hâtivement boutonné, et pas de chaussettes en tire-bouchon. J’ai fait sa connaissance quand il avait dix ans, deux de plus que moi. Nous avons été élèves ensemble presque jusqu’au bac (avec des interruptions parce que Tewfik n’a pas toujours été à Miliana), et tout ce temps il est resté le meilleur élève, premier en tout ou presque, et bien sûr toujours prix d’excellence. Au collège, j’avais dû être un des rares, sinon le seul, à contester sa prééminence, et seulement dans deux disciplines, le français et l’histoire. En histoire nous apprenions l’un et l’autre par cœur non seulement le cours pris en classe mais aussi le livre (de la série Malet et Isaac, modèle de clarté, et je crois d’honnêteté), y compris les légendes qui figuraient en petits caractères sous les illustrations, et les résultats entre nous étaient partagés. Mon triomphe personnel fut une composition trimestrielle dont le sujet était Mahomet. Il va sans dire que Tewfik en connaissait plus que moi, dont le savoir se limitait strictement au contenu du livre. Aussi, dès l’épreuve terminée, n’avait-il pas manqué de m’écraser de sa science. Il me demanda entre autres si j’avais cité le nom de la chatte bien-aimée de Mahomet — non, elle n’était pas dans le Malet et Isaac. J’appris ainsi le nom de l’animal, Muezza, et l’histoire du manteau dont Mahomet aurait coupé un pan sur lequel elle dormait plutôt que de la réveiller. Ce fut dès lors un grand étonnement de l’emporter sur Tewfik d’un demi-point (j’imagine qu’il avait dû accumuler les détails au détriment des grandes lignes). J’étais particulièrement fier de moi, bien sûr, mais en raison du sujet, vaguement inquiet aussi pour mon camarade à l’idée de la réaction de son père, qui passait pour le suivre de très près et être terriblement exigeant. Tewfik excellait donc en tout (sauf en sport, à son regret sans doute, tout comme moi), mais les mathématiques formaient son vrai domaine d’élection. C’est une discipline à laquelle, au fur et à mesure des années, je me suis de plus en plus fermé. Comme il nous fallait très régulièrement résoudre à la maison des exercices d’algèbre ou de géométrie qui dépassaient largement mes capacités d’entendement je pris l’habitude de copier sur Tewfik. Je me rappelle aller chez lui, le soir, monter un escalier étroit et me semble-t-il sans lumière et taper à la porte. Une voix féminine, sa mère je suppose, ou une de ses sœurs, demandait en arabe qui était là : Chkoun ? Je me nommais et Tewfik venait m’ouvrir. Je ne me revois pas recopier son travail sur place, c’est donc qu’il me remettait sa feuille, que je lui rendais le lendemain avant la classe. Peut-être mes visites lui inspiraient-elles de la commisération, voire pire, mais il ne s’y est pas dérobé et ne m’a jamais fait aucune remarque à ce sujet. De mon côté, étrangement peut-être, je ne ressentais pas de confusion, et mon amour-propre n’en souffrait nullement puisqu’il ne pouvait y avoir ici entre nous aucune espèce de rivalité. Je tâchais seulement de ne pas recopier son travail à l’identique, ou entièrement, de façon à masquer un peu le plagiat. Je doute que le professeur ait été dupe, mais à vrai dire mon intrinsèque nullité me rendait à ses yeux parfaitement indifférent. Les littéraires ne l’intéressaient pas. 

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Après le bachot Tewfik poursuivit en France de brillantes études, classes scientifiques préparatoires, puis Supélec, et un doctorat de spécialité pour couronner le tout, avant de créer à Alger une société de services informatiques, et de devenir un « patron » reconnu. Il se trouve que j’ai eu l’occasion, très longtemps après, de revoir mon ancien camarade. C’était en 2010, à Paris, et nous avons passé deux bonnes heures ensemble à nous raconter ce qu’avaient été nos vies depuis un demi-siècle, mais sans évoquer ce qui autrefois nous avait séparés (en revanche je tins à m’excuser pour les devoirs copiés). Je me rappelais que son père, avocat, était connu pour son engagement en faveur de l’indépendance algérienne, et qu’il ne pouvait en être autrement de lui. De notre temps il se disait d’ailleurs volontiers marocain, ce qui était doublement valorisant je pense, à cause du grand héritage historique et culturel du Maroc (quand l’Algérie n’avait été au cours des âges qu’une lointaine dépendance de plusieurs empires successifs), et plus encore parce que le Maroc venait de s’affranchir depuis peu de la souveraineté française. Ce jour de printemps de 2010 Tewfik me parut incarner le parfait bi-national, également à l’aise sur les deux rivages de la Méditerranée. Je réalisai aussi à quel point il semblait avoir moins souffert de ce qui m’avait tant marqué. Il est vrai qu’il n’avait perdu aucun de ses repères dans l’aventure, ni sa géographie ni son histoire. Celle-ci se trouvait même dotée d’un chapitre supplémentaire érigé au rang de légende nationale, de mythe fondateur. De ce Tewfik toujours apparemment posé, maîtrisé, je me dis que je ne savais rien du fond d’émotion. C’était là également une conséquence indirecte du conflit qui avait déchiré l’Algérie au temps de notre jeunesse, et de ce qui a suivi. Combien de milliers et de milliers de tels liens qui ont été rompus ou n’ont pu s’approfondir ! Maintenant, il me plaît de garder à la mémoire le garçonnet avec qui je jouais parfois au basket et qui aurait sans doute rêvé comme moi d’être un champion sportif (à défaut, il connaissait par cœur tous les records du monde d’athlétisme, et c’est lui qui me fit découvrir le journal « L’Équipe »), ou bien celui qui fut longtemps mon partenaire au baby-foot du café Vincent. 

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Mon dernier ami d’enfance fut Patrick Siché, qui occupe en moi une place particulière parce qu’il est le seul avec qui s’est établi un lien intellectuel. Nous nous connaissions depuis tout petits. Son père était l’unique pharmacien de la ville quand mes parents se sont installés à Miliana, et sa maman devint la marraine d’Albert. C’est dans une maison qu’ils avaient sur le littoral tout près d’Alger, à Jean-Bart, que nous avons passé quelques jours de vacances à la mer, les seuls de toutes ces années. J’en ai gardé deux souvenirs, celui d’avoir goûté à des oursins, et puis la délicieuse fraîcheur du carrelage de la maison sous nos pieds nus après le ciment brûlant du chemin qui nous ramenait de la plage. De tout temps nous avions eu libre accès à nos logements respectifs — Patrick habitait au-dessus de la pharmacie paternelle, vers le haut de la rue Saint-Paul, tandis que nous étions à l’opposé, dans la partie basse de la ville, non loin des remparts. Son appartement regorgeait de choses qu’on n’appelait pas encore des gadgets, objets étonnants, souvent les premiers du genre à Miliana, voire les seuls, dont sa maman était férue. Patrick était un garçon plein de charme, très sûr de lui, d’un esprit mordant (il affichait une prédilection pour les personnages brillants, désinvoltes, cyniques, comme Talleyrand ou Sacha Guitry), mais il semblait répugner à toute activité physique : les balades derrière les remparts n’étaient pas pour lui, non plus que les parties de foot dans la rue, et je ne crois pas l’avoir vu à la piscine. Nous n’avons pas même joué au baby-foot ensemble. Sa scolarité n’a pas été continue à Miliana, elle a été entrecoupée de séjours à Alger, pour des raisons que j’ignore ou dont je n’ai plus souvenir. Toutefois, en terminale nous nous sommes retrouvés, à tous les sens du terme. Si j’essaye de me rappeler à quoi ressemblait cette amitié, le souvenir qui me vient d’abord, et qui, je crois, la symbolise le mieux, est celui de nos longs échanges, chaque soir ou presque, en nous raccompagnant, de sa maison à la mienne puis de la mienne à la sienne, presque indéfiniment. Tout nous rapprochait, notre connivence naturelle sur presque tous les sujets, notre tournure d’esprit volontiers critique, le sentiment que nous étions d’une nature singulière (et probablement supérieure), sur fond de cette année de philo où les choses les plus essentielles étaient ouvertes au débat… Cette amitié était aux antipodes de celle de Maamar, qui se passait de mots.Toutefois, sitôt après le bac (réussi pour tous les deux), nos voies se séparèrent : Patrick, Bernard et leur maman s’apprêtèrent à quitter Miliana pour s’établir en France de façon définitive. Je ne me rappelle pas quand et comment nous apprîmes, Albert et moi, que nous allions ainsi voir partir nos meilleurs amis. En outre il s’agissait de vrais Milianais, pas de gens de passage comme Jean-Max ou Guillaume ! Albert se souvient d’avoir un peu prêté la main à l’emballage des maquettes d’avions de Patrick (ils partageaient ce goût). Il semblait que leur départ relevait d’une décision familiale, mais nous n’en savions pas plus, sinon que leur destination serait Paris ou les environs. D’une certaine manière cela tombait bien puisque nous nous préparions à y aller nous aussi, en vacances chez nos grands-parents. Du coup la séparation semblait moins radicale. Nous arrivâmes à Paris les uns et les autres au début de juillet 1961, à quelques jours d’intervalle. J’ignore tout des obstacles qu’ils durent affronter dans un environnement inconnu, certainement beaucoup moins facile, et sans le papa resté à Miliana (je réalise que nous étions extrêmement pudiques pour toutes les choses de nature personnelle). Je savais seulement qu’à la rentrée Patrick serait donc étudiant à Paris, et moi à Alger. 

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Au retour de notre séjour parisien, Albert, ayant perdu coup sur coup avec Guillaume puis Bernard ses deux plus proches camarades, eut l’idée d’une sorte de club pour tenter de recréer avec d’autres l’atmosphère ludique qu’ils avaient partagée. Cette association quasi-secrète appelée simplement « le Club » n’a eu, par la force des choses, qu’une existence éphémère, et elle n’aura jamais compris que trois membres, Albert lui-même, Mohamed, le jeune frère de Maamar, un garçon très posé, très doux (et le seul de nous tous qui vit encore aujourd’hui à Miliana), et notre frère Pierre, alors âgé de six ou sept ans. Je n’avais pas été invité à en faire partie, et j’affectais du désintérêt pour cette institution. Les locaux où ils se réunissaient comportaient deux voies d’accès, mais l’une et l’autre dissimulées et malaisées, un escalier de bois très raide, presque une échelle, qui ouvrait par une lourde trappe dans un recoin sombre de la maison, et un chemin détourné qui obligeait à traverser plusieurs pièces du réseau de caves, toujours plongées dans l’obscurité, et généralement craintes parce que des rats y avaient leur gîte. Le Club était donc en sous-sol, sans ouverture sur la lumière du jour. On s’y éclairait à l’aide de bougies ou d’une ampoule baladeuse fixée au bout d’un fil qui prenait le courant dans le garage. L’aménagement devait être très sommaire, je ne sais même pas ce qui faisait office de sièges si ce n’est les marches de l’escalier de bois, et les activités, à part passer des disques sur l’électrophone et boire du Sélecto, me sont restées mystérieuses. Parfois Albert s’y retirait seul pour des méditations tout aussi secrètes. Le Club ouvrait à des heures variables. Ses bruits ne filtraient pas à l’extérieur mais je crois savoir qu’on y passait surtout de la musique américaine, depuis les Platters et Fats Domino jusqu'à Sydney Bechet ou Paul Anka. Enfin, mais cela seuls les membres le savaient, la confrérie était placée sous la protection d’un totem ! Il s’agissait de la statuette en métal d’un sanglier, d’une facture stylisée mais assez réaliste, les pattes bien droites fixées sur une plaquette d’une vingtaine de centimètres de long, qui se trouvait déjà dans la maison quand nos parents y emménagèrent en 1946. Son antiquité pour nous ne faisait pas de doute. Nous ignorons s’il était le fruit d’un travail indigène pré-islamique ou d’une tradition étrangère. Maman le croyait d’origine gauloise, et en effet il ressemblait à nombre d’images qu’on peut trouver sur Internet. Je me plais à penser que l’architecte de notre demeure, cet esthète raffiné qui l’avait décorée de rocailles, d’une volière, de fresques copiées de Fragonard, s’était constitué un cabinet de curiosités dont ce sanglier pouvait être l’unique survivant. Jusqu’à ce qu’Albert l’adopte pour son club il avait passé toute sa vie avec nous sur le dessus de la cheminée de la salle d’attente, sous une gravure représentant le Gros-Horloge de Rouen, d’origine également inconnue (dans une existence antérieure la salle d’attente avait dû être une pièce d’apparat, car elle ouvrait par une double porte vitrée sur ce qui avait été le jardin d’hiver). Quoiqu’il en soit, Albert obtint de Maman l’autorisation de retirer de sa place de toujours la statuette, que d’ailleurs personne depuis longtemps ne remarquait plus, et il l’emporta dans les profondeurs souterraines. « Il y avait une niche en hauteur dans un des coins, difficilement visible, juste à sa taille. Je l’y disposai avec une ampoule derrière pour le mettre en valeur. Le rituel était de l’éclairer, sitôt entrés, c’était le petit dieu Lare du lieu… Le jour de notre départ en mai 62 je suis descendu dire au revoir à cet endroit (je n’imaginais pas un adieu), j’ai retiré l’ampoule et le fil électrique, et j’ai repoussé le sanglier jusqu’au fond de sa niche (qui devait faire 40 ou 50 centimètres de profondeur), où il était alors totalement invisible. En toute logique il devrait y être encore, il n’y a aucune raison d’aller farfouiller au fond de ce trou. J’ai souvent pensé à demander à Mohamed, en tant qu’ancien membre du club, d’aller voir le propriétaire actuel pour lui demander son accord en vue de récupérer cet objet si personnel. » Au moment où j’écris ces lignes nous en sommes là. Le club a disparu depuis soixante ans, ses membres se sont dispersés, mais le sanglier de bronze continue peut- être de veiller fidèlement dans l’obscurité. Toutefois les possibilités de l’en extraire semblent nulles car, ainsi que Maamar me l’apprit, notre ancienne maison est aujourd’hui occupée par une famille d’islamistes radicaux ; Mohamed se situant exactement à l’opposé de leurs idées, toute transaction entre eux est donc exclue. 

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Après notre départ d’Algérie, en 1962, nous n’avons plus guère retrouvé nos anciens camarades. Je n’ai ainsi revu Patrick qu’une seule fois, à Paris, en 1968. Ce devait être le 21 août exactement, parce que je me rappelle qu’on venait juste d’apprendre l’invasion de la Tchécoslovaquie, qui marqua la fin du Printemps de Prague. Il y eut un dîner agréable, mais qui ne parvint pas vraiment à ranimer l’élan d’autrefois, et cette brève rencontre n’eut pas de suite. Notre amitié avait sans doute eu besoin pour s’épanouir de l’effervescence intellectuelle de cette magique année de philo, et aussi de tout ce que les évènements politiques créaient autour de nous de fièvre et d’urgence. Pourtant, il était dit que notre histoire n’en resterait pas là : au début du mois d’avril 2020, après plus d’un demi-siècle de silence, je reçus de Patrick un e-mail, comme venu d’une autre planète. Il se trouvait confiné par la pandémie dans sa maison de campagne à une heure de Paris, tandis que j’étais reclus à Koh Samui, à dix mille kilomètres de la France ! Quelques messages s’ensuivirent, d’abord tâtonnants, presque entre inconnus, puis on se parla au téléphone, plus librement, et peu à peu il me sembla voir renaître la proximité qui avait été la nôtre. Je retrouvai toute la vivacité d’esprit et la mémoire aiguë de mon ami, mais j’eus surtout la joie de découvrir un être sensible et tendre dont je n’aurais pas soupçonné l’existence à l’époque de son insolente jeunesse. Il me demanda les coordonnées de Tewfik et de Maamar, et il appela ce dernier en Allemagne. Il semblait plein d’un grand désir de renouer le fil de cette enfance heureuse. Bien sûr on promit de se rappeler régulièrement pour rattraper un peu le temps perdu, et, sitôt la pandémie jugulée, de se revoir. 

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Le tout dernier message que je reçus de Patrick est daté du 9 juin, mais le 13 il s’éteignit pendant son sommeil. La nouvelle de son décès, si elle m’avait été connue trois mois plus tôt, n’aurait éveillé en moi qu’une lointaine nostalgie, mais dans ces circonstances son départ irrémédiable prenait un relief bouleversant. Sitôt réapparu, après une immense absence, un témoin unique venait de s’en aller, au moment même où nous nous apprêtions à nous dire tant de choses. Je ne sais s’il y avait de la prémonition dans son désir tardif de retouver ses camarades d’enfance. De son côté, Albert croyait savoir que Bernard, le jeune frère de Patrick, avait fait sa vie à La Rochelle, donc pas très loin de chez lui. Il leur aurait été facile de se contacter et de convenir d’une rencontre, mais cela ne se fit pas. Bernard est décédé, jeune encore, il y a bien des années, mais Albert ne l’a appris que récemment. Depuis c’est toujours un chagrin pour lui de ne pas avoir revu son ami quand il était temps.

 

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