Mai et juin 1958
Chapitre 28
Ce qui nous a sans doute le plus frappés lors de notre récente lecture de la correspondance de Maman avec ses parents, parce que nous ne l’avions pas soupçonné, est le nombre de fois où, dès les premières lettres qui nous sont parvenues (été 1957), elle évoque un possible départ de Miliana.
La nouvelle destination pourrait être Alger, ou la France continentale (le plus souvent), voire l’outre-mer. Jamais une de ces idées n’avait été abordée par un de nos parents en notre présence (ou ne nous avait traversé l’esprit). Peut-être en parlaient-ils entre eux dans les moments de doute, ou bien Maman ne confiait-elle ses états d’âme qu’à son père et à sa mère — quand la vie quotidienne devenait trop oppressante, avec ce sentiment d’éloignement, d’isolement, tel ou tel drame frappant une de nos connaissances, la guerre apparemment interminable, les interrogations sur l’avenir des enfants — mais il s’agissait toujours dans son esprit d’un départ individuel ou familial délibéré, planifié, organisé, rien qui ressemble à ce que fut l’exode final.
Comme on sait, dès 1957 les Hofmann (Lilou, Marcel et leurs deux fillettes) étaient partis pour la France, suivis par Grand-mère. Les causes de ce départ nous sont connues, le travail harassant de Marcel, seul médecin de la zone, l’insécurité grandissante, la maladie fatale de leur fille aînée, et la conviction qu’à long terme il n’y avait pas d’avenir en Algérie pour les Européens (propos que nous tenions pour une sorte de trahison). Nos grands-parents maternels s’en étaient allés un an après, voyage préparé de longue date en achetant un appartement à Paris.
Pour Albert et pour moi chacun de ces cas s’expliquait par des raisons spécifiques, pratiques, qui ne s’appliquaient ni à nous en particulier ni à la communauté européenne dans son ensemble.
C’est pourtant un sentiment d’inquiétude qui prévalait chez les Européens d’Algérie au début de l’année 1958. La faiblesse chronique et l’instabilité des gouvernements, aussi bien que la position isolée de la France à l’international, tendaient à faire craindre qu’elle « n’abandonne » l’Algérie. Nous ne raconterons pas ici, même sommairement, le déroulé des évènements qui se sont précipités à partir de la mi-avril, et ont soulevé chez nous un immense élan d’espoir. Le moment-clé en fut, le 13 mai, l’occupation insurrectionnelle des bâtiments du Gouvernement Général, en plein cœur d’Alger, sur le plateau des Glières (plus communément appelé « le Forum »). Le soir de ce jour, sous le coup de l’émotion, Maman écrivit à ses parents (sur sa lettre elle a noté non seulement le jour, mardi 13 mai, mais l’heure, 22 heures, comme on fait quand on vit un moment important). — Je profite de cette sorte de « veillée d’armes » que nous passons près de la radio, après l’annonce du Comité de Salut Public au Gouvernement Général, et dans l’attente d’autres bonnes nouvelles. Ici l’après-midi s’est passée dans le calme, avec dépôt de gerbe au Monument aux Morts.
Tous les anciens combattants musulmans y assistaient, et nos collégiens ont eux aussi chanté « La Marseillaise ». Jean et Patrick y ont participé (Paul était à l’infirmerie et moi ici, à continuer nos consultations) ». Ensuite, comme toujours, la lettre revient vite à nos évènements à nous.
« Le soir du 9 j’ai pu aller rapidement chercher un gros gâteau avec 4 bougies, que Pierre a soufflées en 4 fois » (son anniversaire était le 10), et, à la fin : « Que maman trouve ici toute mon affection et sache combien elle me sert de guide souvent. La distance ne compte pas. C’est comme si elle était toujours à côté de moi. Heureux anniversaire. » (l’anniversaire de Mameu était le 16).
Dans les semaines qui suivirent se constituèrent un peu partout des « Comités de salut public » similaires à celui d’Alger, pour soutenir l’arrivée au pouvoir du général De Gaulle, jugé seul apte à prendre les rênes. Maman écrit à ses parents « Je pense que vous êtes au courant de la révolution pacifique qui s’est faite, vrai miracle d’énergie, de retenue sur soi- même et d’ordre. Cela a été extraordinaire et bouleversant dans sa spontanéité (…) Il reste beaucoup à faire et la route est difficile mais l’enjeu
et le pays valent bien ces efforts. Demain donc dans les collèges il y aura rappel du 18 juin 40 (le fameux appel à la résistance du général De Gaulle, depuis Londres) et commentaire sur le 13 mai 58. Quel effort pénible ce sera pour de nombreux enseignants et chefs d’établissement qui sous couvert d’apolitisme ont puni les enfants qui portaient de petits insignes tricolores. »
Ces lignes de Maman, qui presque jamais ne parle politique dans ses lettres, donnent la mesure de l’intensité émotionnelle de ces journées.
Le 1er juin le Président de la république, René Coty, prit la décision attendue de nommer Président du conseil, c’est-à-dire chef du Gouvernement, « le plus illustre des Français ».
Cette désignation fut confirmée le 3 par l’Assemblée nationale, et dès le lendemain, mercredi 4, De Gaulle faisait le voyage d’Alger — devenue l’épicentre de la politique française.
À notre niveau nous ignorions tout de l’arrière-plan de ces évènements précipités. Notre information se bornait à ce que la radio et les journaux en disaient, et notamment L’Écho d’Alger, le premier quotidien d’Algérie, très favorable au retour au pouvoir « du Général ». C’est ainsi que nous apprîmes sa visite, peut-être seulement la veille. Je n’ai aucun souvenir de la décision de Papa de descendre à Alger ce jour-là, avec moi (Albert jugé trop jeune resta à la maison), mais je me rappelle que nous partîmes en voiture tôt le mercredi matin pour être sur place vers midi. De ce voyage furent aussi Patrick et son père.
Je crois que de sa vie Papa n’a pris part à aucun autre rassemblement politique. Il s’était mis en congé des Mines pour la journée, et je fus dispensé de collège (le jour de repos hebdomadaire était alors le jeudi). Grâce à cela nous avons pu participer à une journée d’histoire.
Celle-ci, bien sûr, pour inattendue qu’elle fût, n’était pas tombée du ciel. Depuis deux bonnes semaines (depuis le 13 mai en fait) la communauté européenne était en effervescence. À Miliana, d’ordinaire si calme, des manifestations bruyantes auxquelles nous prîmes part balayèrent la ville, dans une bonne humeur irrésistible. J’avais heureusement pensé à emporter mon appareil de photos, de sorte que de ces heures de liesse quelques images ont subsisté. Hors de toute interprétation politique, facile après coup, ces moments nous laissent un souvenir de joie : c’est comme si le jeu était redistribué ! Nous n’avions plus peur, oui il y avait encore de l’avenir pour nous dans ce pays, tonton Marcel et les autres s’étaient trompés. Oui, la guerre cesserait, et beaucoup de choses changeraient pour le meilleur.
***
C’est tout cela, à une échelle un million de fois plus grande, que nous retrouvâmes à Alger quand, dès le début de l’après-midi, nous accédâmes enfin à l’historique esplanade, devant l’énorme bâtiment du Gouvernement général.
De belles journées de juin sous un ciel éclatant Alger en avait connu beaucoup, mais pareille à celle-ci jamais sans doute. Une foule innombrable ne cessait de monter par les larges escaliers, en vagues successives, jusqu’à la gigantesque dalle du Forum, et Papa et moi nous étions de plus en plus pressés l’un contre l’autre par cette marée.
Plus l’après-midi avançait et plus on voyait de gens partout, sur les terrasses et les balcons des immeubles, sur le toit des abris de bus, agrippés aux lampadaires ou perchés dans les arbres. On a parlé de cent, de deux cent mille personnes !
Les photos prises depuis les hélicoptères qui faisaient des cercles au-dessus de nous montrent qu’il n’y avait pas une rue adjacente qui ne fût emplie de monde, le moindre interstice était comblé, et il y avait dans les cris, dans les chants, dans les drapeaux et les banderoles, une immense ferveur, un immense espoir.
Après des heures d’attente immobile sous le soleil, (dans l’impossibilité de bouger), je dois avouer que je n’ai pas vu, ni même entraperçu une seule seconde le général De Gaulle lorsqu’en fin d’après-midi il fit son apparition à une des baies du Gouvernement général : les gens autour de moi m’en empêchaient. Et je ne suis pas sûr d’avoir vraiment suivi tout ce qu’il a dit, bien que j’aie ressenti l’explosion de la foule quand il a lancé son fameux « Je vous ai compris » (sur lequel on a tant glosé depuis, mais ce jour-là, à Alger, on était très loin de l’analyse sémantique).
Papa avait emporté sa caméra pour immortaliser cette glorieuse après-midi. Nous avons conservé ces petits bouts de films, hélas non sonorisés, pleins de mouvement et de couleurs. J’arbore sous ma casquette un air éberlué sous l’effet de cette foule inouïe, des cris et des chants tout autour, du soleil (et du fait que Papa m’avait fait retirer mes lunettes pour avoir, selon lui, l’air plus naturel).
Ce film aujourd’hui, malgré toutes les scènes de liesse qu’il dépeint, a quelque chose de poignant comme les élans brisés. Je revois encore les visages chavirés de bonheur, les enfants avec leurs petits drapeaux juchés sur les épaules de leurs pères, les groupes serrés d’anciens combattants musulmans, le torse couvert de médailles, devant lesquels la foule s’ouvrait.
Beaucoup de choses nous semblaient devenues possibles, qu’on pouvait lire sur les banderoles : la réconciliation, la fraternisation. On pourra bien dire que tout n’était que rêve et illusion, cela ne change rien : j’ai vécu ces moments, et le souvenir m’en reste, intact.
***
Les photos retracent le parcours des manifestants : les discours des membres du Comité de Salut Public au bout de la rue Saint-Jean, face à la Pointe aux Blagueurs, en présence des Anciens Combattants musulmans et de nombreux participants.
La remontée de la rue dans une ambiance de fantasia ; l’arrêt animé devant le lycée de filles, boulevard des Rhigas, où les internes, emportées par l’enthousiasme, parvinrent à forcer la main à la concierge, débordée par l’effervescence, pour ouvrir la porte, un fait inouï !
La foule poursuivant sa marche dans la rue Saint-Paul, puis l’interminable pause de chants et de discours enflammés sur l’esplanade du jardin public et enfin l’assaut final devant la piscine Saint-Antoine, où les plus téméraires entrèrent sans payer, entraînant derrière eux toute la foule.
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