Miliana : Une Épopée en Dix Chapitres
Table des Matières
- 3 - Miliana
- 5 - Kébir
- 17 - 1954
- 18 - La guerre
- 27 - Les Mines du Zaccar
- 30 - Adieu à Kébir
- 31 - Médecins
- 34 - Mon année de Fac
- 37 - Retour à Miliana
- 38 - Dernière visite
Chapitre 3 : Miliana
« Miliana a conservé son beau nom de source ; aujourd’hui comme hier il vient mouiller pareillement la bouche de tous ceux qui l’invoquent. »
(un peu de séjour)
Il s’agit ici de décrire ce qui formera le décor de notre vie pendant exactement seize ans, depuis mai 1946 jusqu’à mai 1962.
C’est en effet à Miliana que nous avons passé, Albert et moi, toute notre enfance et le début de notre adolescence, et notre jeune frère Pierre ses premières années. J’y ai suivi toute ma scolarité, depuis l’école maternelle jusqu’au baccalauréat de philosophie.
Pour Papa et Maman aussi Miliana a été un lieu capital, celui où ils ont découvert et exercé leur métier, celui où ont grandi leurs trois fils, mais ils avaient eu avant cela, ailleurs, une vie d’enfants et de jeunes gens. Ce n’était pas, comme pour nous, l’endroit où ils avaient ouvert les yeux sur le monde.
Étrangement, c’est par le plus grand des hasards qu’il en fut ainsi. Papa nous a souvent raconté comment, ayant en tête, avec Maman, de s’installer à Medea, autre ville moyenne mais plus proche d’Alger, il se trouvait dans le train en partance pour cette ville, accoudé à la fenêtre, lorsqu’il s’entendit appeler depuis le convoi rangé le long du sien. C’était un ancien camarade de régiment (ils étaient démobilisés depuis peu), et ils échangèrent quelques mots d’un wagon à l’autre. Quand son ami apprit l’intention de Papa il n’eut de cesse de l’en dissuader, en lui vantant les mérites incomparables de sa ville à lui, Miliana — où ni Papa ni Maman n’étaient jamais allés. Les cinq ou dix minutes qui restaient avant le départ des trains furent suffisantes pour convaincre Papa de le rejoindre, et voilà comment ils firent route ensemble vers ce qui allait devenir notre ville.
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Miliana se situe à 740 mètres d’altitude, à mi-pente du mont Zaccar qui la domine au nord. Au sud s’étend, d’est en ouest, la plaine du Chéliff, du nom du fleuve qui la parcourt, le plus important d’Algérie. De notre temps elle comptait, à l’intérieur de ses remparts et dans la campagne environnante, une quinzaine de milliers d’habitants, dont environ mille cinq cents Européens — reflet de la proportion des deux communautés dans l’ensemble du pays. Il y existait aussi, depuis de nombreux siècles, une importante minorité israélite, signe de son rôle de place marchande. Lorsque les guides touristiques ou les articles des journaux mentionnaient Miliana ils évoquaient généralement une petite sous-préfecture à l’écart des grands axes en même temps qu’un délicieux lieu de villégiature, à cause de la fraîcheur de ses ombrages et de la profusion de ses sources et de ses vergers, une sorte d’oasis en montagne, et on vantait le panorama qui se découvrait depuis ses remparts. Souvent aussi on mentionnait la Fête des cerises, en juin, qui célébrait le fruit emblématique de la ville.
Le flanc du Zaccar qui nous dominait était profondément entaillé par de larges balafres d’où partaient les galeries des mines de fer qui s’enfonçaient dans l’épaisseur de la montagne. Nous ignorions tout de l’autre versant. Au sommet on distinguait la forme d’un sanctuaire musulman, le marabout, où dès l’école nous nous étions promis d’aller un jour, quand nous serions plus grands, comme faisaient les pèlerins et parfois les chasseurs de sangliers. Nous saurions alors si de là-haut on voit la mer, vers Cherchell et Tipaza. La guerre d’Algérie nous empêcha de réaliser ce rêve (à ses débuts nous avions, Albert et moi, respectivement sept et neuf ans). J’ai su bien plus tard qu’une succession de crêtes empêche de voir la mer.
Miliana était (et est restée) une ville paradoxale, à la fois resserrée, presque close sur elle-même à l’intérieur de ses murs, dans une sorte de quadrilatère irrégulier de quelques centaines de mètres de côté, mais aussi, du fait de sa position dominante, largement ouverte sur le monde.
Sur son étroite corniche les maisons se pressaient autour de deux foyers, le minaret de la mosquée Sidi-Ahmed-Ben-Youssef, le saint patron local (XVe siècle), et cet autre minaret transformé en horloge municipale, solitaire entre ses palmiers au centre de la place Carnot. On entrait par le haut dans cette ville en pente, et, par une descente presque rectiligne, sous les grands platanes de la rue Saint-Paul puis de la rue Saint-Jean, on atteignait les remparts sur la plaine. Tous les jeunes, un jour ou l’autre, se sont assis sur cette muraille, les jambes dans le vide, comme font les enfants des cités portuaires pour contempler la mer. Dans le paysage mental des Milianais la plaine du Chéliff constitue l’exact complément du Zaccar qui leur cale les reins, l’autre principe indispensable à l’équilibre universel.
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À notre époque Miliana avait déjà perdu depuis longtemps le rôle stratégique qui avait été le sien, dès les Romains ou avant eux, du fait de sa situation de place-forte protégée par ses ravins et ses murailles, mais elle disposait de tous les attributs d’une petite métropole régionale : la sous-préfecture et les administrations, ses très nombreuses écoles françaises et musulmanes, ses établissements d’enseignement technique et professionnel, et ses collèges de garçons et de filles qui drainaient la population scolaire d’une vaste zone, le splendide hôpital (que le climat réputé propice vouait depuis toujours au traitement des affections pulmonaires), tel un grand vaisseau blanc tout en coursives sur la plaine, ses casernes autour de l’historique 9e régiment de tirailleurs algériens, et la richesse de ses vergers et de ses commerces, sans parler des Mines de fer, dont le gros des profits partait au loin, mais qui faisaient vivre jour après jour des milliers de personnes.
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Toutefois, cette ville dont parlaient les livres d’histoire et les guides de tourisme n’était pas tout-à-fait celle où nous vivions. Nous ne connaissions pas son passé, et notre géographie à nous était bien différente de celle des ouvrages savants. Elle négligeait la plupart des institutions officielles mais elle savait tout des minuscules boutiques de bonbons, de beignets arabes, de pois chiches grillés, de bimbeloterie, et de ses deux cinémas. Plus tard elle s’est élargie aux commerces où on trouvait illustrés ou livres de poche, et, dans les derniers temps, aux cafés accessibles aux adolescents parce qu’ils contenaient un baby-foot, un billard électrique ou une table de ping-pong.
Quand il m’arrive de penser à nos rues, de petites scènes me reviennent, encore vives, les femmes recluses qui observaient du monde ce qu’elles pouvaient à travers les fentes de leur volets (et si on écartait au passage un des battants d’une fenêtre du rez-de-chaussée on pouvait voir la malheureuse se rejeter dans l’ombre de la pièce), sur les trottoirs près de chez nous des carrés d’étoffe sur lesquels séchaient des tomates, des poivrons ou de la semoule, des patrouilles de militaires, mitraillette à la hanche, souvent avec un doigt comiquement posé sur l’orifice du canon, les gamins cireurs de chaussures avec leur attirail, courant partout, vifs et piaillants comme des moineaux, ou bien assis en groupe contre les troncs des platanes autour de la place de l’horloge, à guetter un notable soucieux de son apparence ou un voyageur à sa descente du car.
Il faut ajouter qu’il n’y avait pas qu’une seule Miliana. Les saisons y étaient très marquées, et chacune donnait à la ville une coloration et une atmosphère bien distinctes. Elle partageait sans doute avec toutes les villes d’Algérie les matins de printemps et les longues soirées d’été, mais je crois que l’automne et l’hiver lui étaient propres. Dans ce pays de soleil c’est souvent vers eux que va ma tendresse.
Je reviens de l’école après l’étude, la nuit tombe vite. Mes pieds ouvrent un sillage dans les feuilles de platanes qui couvrent les trottoirs. Les ampoules de l’éclairage municipal suspendues au-dessus des carrefours tremblotent un instant avant de s’éteindre (les pannes étaient fréquentes). Aux fenêtres se mettent à voler les lueurs de feux follets des lampes à pétrole.
Hiver après hiver, nos cousins d’Alger n’avaient presque jamais vu la neige, ou parfois de loin, quelques traces sur les hauteurs, vite effacées, tandis que chaque année elle nous rendait visite. Le cycle des saisons semblait alors immuable et je n’ai pas souvenir d’un seul hiver sans elle. Je me rappelle ce premier matin où la lumière aiguisée aux fentes des persiennes, la vive fraîcheur de l’air, les bruits étouffés, tout me disait qu’elle était arrivée dans la nuit, et je retardais une seconde l’instant de pousser les volets. Aucune voiture, aucun être humain n’avait encore marqué de son passage la rue toute blanche, seules les traces d’un chien ponctuaient la neige sur le trottoir qui longeait le Lycée de jeunes filles, et un moineau avait griffé de ses pas la barre d’appui de la fenêtre.
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On notera que si nous disposons de nombreuses cartes postales de Miliana, nous avons très peu de photos prises par nous : comme c’est souvent le cas, on ne se préoccupe guère d’immortaliser les lieux où la vie se déroule semblable à elle-même, jour après jour. Cela prouve également que nous n’avions pas le sentiment que cette existence était menacée puisque nous n’avons pas tenté d’en garder trace.
Et il y avait aussi ce qu’aucune gravure, aucune carte postale de 1900, aucune photo ancienne ou récente ne peut révéler : Miliana était également dans ses bruits.
Le premier dont je me souvienne, le plus intense, et sûrement le plus important pour le plus de gens, était celui de la sirène des Mines, chaque matin, au petit jour, qui me réveillait parfois en même temps qu’éclatait la fanfare des oiseaux dans notre micocoulier. C’était, à six heures je pense, une modulation qui montait en régime pendant plusieurs secondes, et après avoir soutenu un hurlement strident, décroissait lentement jusqu’au silence. La Mine s’éveillait, et les équipes étaient ainsi appelées à se mettre en place.
Sans jamais s’interrompre, l’horloge municipale, au centre de la place principale, sonnait de quart d’heure en quart d’heure, en marquant les heures avec un son différent, plus grave, plus solennel. C’était comme la pendule chez nos grands-parents ou chez notre tante Anitsa. Les Milianais n’y prenaient garde qu’occasionnellement, mais si elle s’était tue chacun aurait ressenti son absence.
Tous les autres bruits étaient plus épisodiques et portaient moins loin, et ils ne concernaient pas tout le monde. Les cloches de l’église sonnaient les offices et les fêtes, et on reconnaissait parfois le son du glas mortuaire. Les appels du muezzin n’étaient pas amplifiés par un haut-parleur et restaient limités au quartier environnant la mosquée. Il en était de même des nombreuses sonneries militaires, qui dépassaient à peine l’enceinte des casernes. Pendant le mois du ramadan, le coup de canon qui marquait le coucher du soleil et la fin du jeûne était lui audible partout, bien sûr, et il donnait le signal, à travers la ville, d’une envolée d’enfants qui se mettaient à courir en criant de joie pour rentrer chez eux.
En dehors de ce qui rythmait ainsi fortement les journées il y avait tous les petits bruits familiers. L’un d’eux, qui nous était propre, était le son de trompe de l’autocar (de la ligne des « Autocars blidéens ») lorsque chaque soir il dévalait la rue en pente qui longeait notre jardin pour regagner son dépôt près des remparts. Il y avait aussi, jour après jour, la cloche de la pestilentielle charrette à ordures tirée par un pauvre cheval couvert de mouches, le grelot du caisson à glace (les congélateurs n’existaient pas alors, ou étaient rares), le clairon du crieur d’annonces à chaque carrefour pour lire les communiqués de la mairie et pour donner le programme des cinémas, le vendeur ambulant de sucre filé qui portait toute droite sa grande quenouille rose et verte, tout en étirant son cri de kilomèèètre … kilomèèètre ...
Sitôt finies les classes, le fond sonore était formé par les cris des garçons à leurs parties de foot sur les rares portions de rue planes, les rondes et les comptines françaises apprises à l’école des fillettes qui jouaient à la marelle ou à la balle contre un mur, les carrioles de bois à roulements à billes qui dégringolaient les pentes (notre regret de ne pas en avoir eu une à nous, de ne pas même avoir osé demander qu’on nous en prête une au moins une fois), des femmes qui s’interpellaient de fenêtre à fenêtre sans qu’on les voie jamais, les éclats de voix des hommes qui jouaient aux dominos à la terrasse des cafés maures, et la musique égyptienne (ou présumée telle) que débitait le haut-parleur accroché à une branche de platane au-dessus d’eux, des cris de chiens (le grand noir des Michel qui me faisait souvent changer de trottoir ou bien le roquet des dames Vergnol, nos voisines).
Les moments de liesse ou d’émotion étaient ponctués par les you you des femmes depuis l’intérieur secret de leurs maisons, l’explosion des pétards à tous les coins de rue à l’occasion du Mouloud (la Noël arabe comme on disait aussi), les concerts d’avertisseurs des cortèges automobiles pour célébrer les mariages juif.
En prêtant l’oreille on pouvait entendre dans la montée d’Affreville le bruit des voitures qui relançaient leur moteur après un virage serré (« le tournant Ferrand », « le chapeau de gendarme »), les salves régulières des soldats à l’entraînement, les rafales sporadiques d’un lointain accrochage dans la montagne, les cris des martinets à leur chasse dans le crépuscule, un hélicoptère haut dans le ciel, et le bruissement des platanes au moindre souffle. Au loin dans les champs, les aboiements d’un chien (ou d’un chacal), et la nuit le hululement d’une chouette ou le cri d’un hibou lorsqu’il m’arrivait de m’éveiller entre deux rêves.
Des odeurs en revanche je n’ai guère de souvenir. Pour Albert, trois d’entre elles l’ont marqué : « l’odeur d’ail des lampes à acétylène des mineurs quand on les croisait (accrochées à la taille, elles leur battaient sur les cuisses), celle que la terre chaude renvoyait lors des pluies de fin d’été, et celle des figuiers quand on descendait dans les jardins sous les remparts ».
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S’il me fallait citer, ainsi que font les guides, les lieux les plus remarquables de Miliana, j’en mentionnerais trois, également emblématiques — c’est-à-dire qui n’existent nulle part ailleurs, et qui font qu’au premier coup d’œil on reconnaît un certain endroit.
Il y aura d’abord la Pointe aux Blagueurs (il existe une Pointe des Blagueurs quelque part en Bretagne, et il y en eut une aussi dans la Saïgon coloniale — peut-être la nôtre avait-elle tiré son nom de l’une d’elles), cette vaste esplanade en surplomb ombragée de platanes d’où la vue portait loin sur la vallée du Cheliff et les montagnes du sud.
« La plupart des rues guident le promeneur vers cette avancée taillée en proue. C’est là que les Milianais vont échanger les choses graves en prenant l’univers à témoin. » (un peu de séjour)
Tant de fois nous sommes allés y bavarder, y rêver, face à ce paysage presque infini.
La seconde vue que je retiendrai, aussi symbolique que la Tour Eiffel à Paris, était la place où s’élevait un ancien minaret percé d’un cadran d’horloge, officiellement Place Carnot mais connue de tous sous le nom de Place de l’horloge. Cette place a été immortalisée par d’innombrables cartes postales, et Alphonse Daudet en parle dans une des « Lettres de mon moulin » consacrée à la petite ville. La tour de l’horloge, longtemps dissimulée sous un énorme manchon de lierre, en a été dépouillée au début des années cinquante pour faire place au minaret blanc qui est toujours là, encadré par d’immenses palmiers. Pendant plus de cent ans son carillon de cloches a rythmé les journées des Milianais. Leur bruit nous en a été si familier que nous n’y prenions plus garde, et qu’aujourd’hui nous n’arrivons pas à nous rappeler précisément la façon dont il scandait le temps.
Cette horloge a connu un destin unique. En effet, bien après l’indépendance, dans une ville désormais dépourvue d’église, elle a continué de faire entendre ses cloches pendant plus de trente ans, jusqu’à ce que son mécanisme, trop vétuste, cesse de fonctionner. Une association locale a alors approché la ville de Morez, dans le Jura, d’où provenait l’horloge ancestrale, et grâce à son aide, a pu restaurer le mouvement, qui a repris vie en 2015, à notre connaissance le seul carillon à cloches en activité dans toute l’Algérie.
Enfin, pour dernier volet de ce triptyque j’évoquerai la rue Saint-Paul, l’artère principale, celle par où on entrait dans la ville. Toute droite, en pente, entre ses hauts platanes, presque entièrement bordée de commerces et de cafés, elle formait un peu, toutes proportions gardées, notre avenue des Champs-Elysées. Notre rue ne faisait guère que cent cinquante mètres de long sur quinze de large, mais elle jouissait comme sa grande sœur d’un ordonnancement monumental. Elle commençait autrefois par la double arche de la Porte du Zaccar, majestueux ouvrage de pierre d’origine turque qui disparut dans notre petite enfance, et qui marque l’entrée solennelle de Miliana sur toutes les cartes postales des années 1900, et elle aboutissait à la Place de l’horloge dont le minaret s’inscrivait exactement dans son axe. Le soleil du matin et celui du soir lui conféraient un éclairage de théâtre ou de dernier plan d’un film romantique.
Comme tous les Milianais nous l’avons parcourue tant et tant de fois... C’est elle que j’ai descendue par une belle fin de matinée de juin, à sept ans, en compagnie de Maman, en serrant fièrement contre moi le livre que je venais de recevoir à la distribution des prix, au Jardin public. C’est elle qu’Albert adorait dévaler à vélo en mordant dans un sandwich aux merguez. C’est par elle que l’été nous partions pour la piscine, pleins de légèreté dans la fraîcheur piquante du matin, et que nous en revenions lentement dans l’air tiède du soir, et c’est elle encore qui a servi de cadre à nos interminables déambulations, après la fin des cours, en classe de philo, avec mon ami Patrick.
Je me rappelle aussi la lente arrivée en voiture sous la voûte des platanes, entre les devantures des magasins grands ou petits qui nous faisaient cortège, connus ou inconnus mais tous familiers, tous à leur endroit de toujours, jusqu’à la Place de l’horloge, d’où il ne restait qu’à prendre la rue du lycée de jeunes filles pour être chez nous. Dans cette rue Saint-Paul j’ai compté, de mémoire, plus de trente commerces, d’à peu près tous les corps de métiers présents dans la ville. Je n’en citerai qu’un, qui avait assez régulièrement notre visite, la pâtisserie Perez. Elle n’offrait d’ailleurs rien de vraiment notable, si ce n’est dans la vitrine un gros Saint-Honoré solitaire (dont j’avais l’impression que c’était le même à travers les années parce que je n’ai jamais vu personne l’acheter). On y trouvait plus simplement des baguettes, des croissants et des brioches, des tartelettes sablées à la confiture, et de ces gâteaux feuilletés que partout ailleurs on appelle des palmiers mais qui chez nous étaient des oreilles de Prussiens, et, posé sur le comptoir, un irrésistible présentoir de sucettes de L’ami Pierrot.
Un autre endroit important, qu’Albert n’a pas vraiment pu connaître, était le café Vincent, vers le haut, sur la gauche en montant. Il comptait exactement six concurrents dans la rue, certains bien établis sur leur créneau (clientèle bourgeoise juive, ou ouvrière espagnole, ou arabe pour le seul café maure), d’autres à l’identité moins sûre où il n’y avait jamais grand monde (sauf, pour chacun, un petit noyau d’alcooliques fidèles), mais le café Vincent avait sur tous un avantage décisif : quand les autres cafetiers n’avaient pas d’enfants, ou seulement des garçons, chez lui il y avait quatre filles, dont trois étaient en âge d’aider au service. C’était donc le lieu d’élection des jeunes militaires. C’était là aussi, pour les lycéens, qu’on trouvait le meilleur baby-foot (on disait ping-foot), à l’ancienne, tout en bois, avec des boules qui claquent fort, et même un billard électrique (on disait flipper), de la maison Gottlieb à Chicago.
Cette rue si paisible n’a pas été épargnée par la guerre. C’est dans sa partie haute, en face du marché, que furent indignement exposés les corps des « rebelles » tués lors d’une opération dans la montagne. Le café Vincent lui-même, où vers nos quinze ou seize ans nous faisions souvent halte en revenant du lycée pour jouer au baby-foot, a été le lieu, le 27 janvier 1961, de l’attentat le plus meurtrier qu’a connu Miliana : une mitraillade y fit trois morts et neuf blessés. Les victimes étaient des militaires, la plupart célébraient leur première sortie après deux mois de « classes ». Ce vendredi-là, à cette heure, nous étions en cours au lycée. Maman ayant appris la fusillade a été folle d’angoisse, elle savait que nous étions plusieurs à avoir nos habitudes dans cet endroit. Deux autres attentats, quelque temps avant, avaient frappé une épicerie et un autre café sur le même trottoir, et c’est vers le bas de la rue, non loin de la place de l’horloge, qu’une jeune fille musulmane perdit la vie lors de la première manifestation publique contre la présence française, pendant l’été 1961. Cependant, telle qu’elle est demeurée en nous, la rue Saint-Paul n’a pas été marquée par ces drames.
Avec l’histoire advenue elle a changé de nom, et semblable à beaucoup d’autres à travers le pays elle s’appelle désormais rue de l’Émir Abd-el-Kader. À Miliana comme ailleurs en Algérie les noms de l’époque française ont été remplacés (à l’exception toutefois de la rue Pasteur). Même les ex-rues de Tunis, du Maroc ou d’Alger n’ont pas trouvé grâce. Pourtant, dans le parler populaire, elle est rarement désignée sous son nom officiel. On l’appelle toujours la Rizinbol, ce qui, au lieu de la rupture radicale activement encouragée, maintient le lien avec l’époque qui fut la nôtre.
Depuis notre départ du pays en mai 1962 nous ne sommes retournés qu’une fois dans notre ville d’origine, en avril 1963, pour une brève visite dont il sera question à la fin du récit. Le contexte sociologique et culturel qui avait été le nôtre a été remplacé par un autre, tout différent. Aujourd’hui, depuis longtemps, les communautés européenne et israélite ont totalement disparu, et leurs lieux de résidence, de travail, de distraction, de culte, ont été réaffectés, dans le cadre d’un nettoyage ethnique qui ne portait pas encore ce nom. En revanche, la population indigène a été presque multipliée par quatre. Si la ville historique, enclose dans ses remparts, est demeurée à peu près inchangée, toute la campagne environnante autrefois si riante a vu ses vallons et ses coteaux se couvrir d’une prolifération de logements collectifs.
Je me trouve avoir voyagé dans près de cinquante pays et visité quantité d’endroits magnifiques mais aucun d’eux je crois ne résonne en moi autant qu’une simple vue de Miliana prise en passant, qui a capté une seconde la pureté de sa lumière par un matin de neige ou le frisson mouillé d’une après-midi d’automne (avec, invisible dans un coin, le petit garçon de l’époque).
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