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Nos jeux

Chapitre 15

Notre maison, avec sa véranda, son jardin protégé, son réseau de caves, ses terrasses, formait un inépuisable terrain de jeux. En disposer chez soi était un rare privilège — nos camarades étaient presque tous logés dans des appartements mal commodes où quand nous allions nous ne nous attardions pas.

Nous 3 au jardin 1

S’il fallait choisir un seul jeu ce serait sans hésitation le football. Nous pouvions le pratiquer dans la véranda (depuis longtemps ses panneaux vitrés avaient disparu, et ne subsistait plus que son armature métallique), mais seulement, faute de place, à deux contre deux. Il fallait en outre s’efforcer de ne pas faire trop de bruit aux heures où Maman travaillait (je me rappelle avec confusion la voir parfois sortir de son cabinet d’examen pour nous demander de moins crier), et surtout de ne pas briser un carreau de la porte-fenêtre vitrée de la salle d’attente — cela me semble extraordinaire mais je n’ai pas souvenir que ce soit jamais arrivé. On pouvait s’entraîner aussi au tir au but entre les colonnettes en métal de la pergola du jardin, au grand dam des rosiers grimpants chers à Maman.

Mais le domaine d’élection du football était la rue, dont nous annexions la portion qui longeait la maison. Malgré son nom la rue Duquesne se terminait en impasse, peu après chez nous. Si ce n’est qu’elle était légèrement en pente elle formait donc un terrain presque idéal. À travers Miliana des enfants jouaient au foot tout comme nous dans les rues peu passantes ou sur les espaces non bâtis. Dans la plupart des cas ils utilisaient une petite balle (on disait « une pelote »), tandis que nous c’était un vrai ballon, le seul du quartier. Il suffisait de sortir de la maison en le faisant rebondir quelques fois pour voir accourir de partout une nuée de marmots parmi lesquels il ne restait plus qu’à former les équipes (nous étions tous les deux sélectionnés d’office). Maman m’a souvent rappelé que je passais plus de temps à essayer de faire la police en chassant les intrus (« Toi, tu zoues pas ! ») qu’à taper dans la balle.

Outre nos parties de foot la véranda se prêtait parfaitement aussi au tracé à la craie, sur son carrelage, d’immenses serpents qui s’étiraient et s’enroulaient sur eux-mêmes, le jeu consistant à parcourir le reptile de la pointe de la queue jusqu’à la bouche en donnant des chiquenaudes dans des capsules de bouteilles de soda ou de bière qui faisaient office de véhicules de course — un des jeux les plus répandus dans la Miliana d’alors, que les garçons pratiquaient sur tous les trottoirs, tandis que les filles un peu plus loin sautillaient à leurs jeux de marelle.

Dans nos petites années cet espace bien délimité fut aussi le lieu des classiques jeux d’enfants sages, chat perché, colin-maillard ou « un, deux, trois, Soleil ! », et si nous nous trouvions sans camarades nous pouvions y pratiquer une sorte de jeu de paume ou de pelote basque à main nue contre le fronton formé par le mur du fond.

Le jardin, lui, prolongé par les caves, appelait naturellement parties de cache-cache et courses-poursuites en tous genres, mais il constituait surtout le théâtre d’interminables jeux de rôles dont nos lectures ou le dernier western nous fournissaient l’intrigue et les personnages. Le scénario était vaguement tracé et les épisodes s’enchaînaient à l’infini : on s’était égarés dans la jungle, on délivrait un compagnon prisonnier de l’ennemi, on combattait des créatures maléfiques, entre le palmier et l’épicéa, tour à tour explorateurs, soldats américains du Pacifique, aviateurs de guerre, cow-boys, astronautes (à l’image du docteur Spencer, de Spade et de Texas, les héros de Météor, notre illustré mensuel de science-fiction). Nos avions de chasse ou nos astronefs individuels étaient disposés sur le pourtour de la table ronde du jardin : des chaises retournées constituaient les habitacles où on prenait place, les mains serrées sur les commandes formées par les pieds des chaises, nos pieds calés sur la barre du dossier, en attendant le signal de l’envol. S’il pleuvait, les caves étaient là pour abriter d’inquiétantes expéditions dans le noir.

Quand on jouait aux cow-boys et aux indiens je ne manquais pas de revêtir ma tenue — j’aurais dormi avec elle si cela avait été possible. Elle reste peut-être mon plus beau cadeau. Quel âge pouvais-je avoir, huit ans, neuf ans ? Pour mon anniversaire Maman eut l’idée, non pas de m’acheter chez monsieur Cohen la panoplie de cow-boy que j’espérais, formée de quelques accessoires en plastique sous leur emballage de cellophane, mais de me faire faire une vraie tenue, complète et sur mesure. J’avais peut-être déjà la chemise à carreaux et le pantalon de velours mais s’y ajoutèrent le boléro de cuir souple, le ceinturon, les bottes noires à talon haut ornées d’une étoile de cuir orange, le foulard, le chapeau qui allait avec, lui aussi façonné exprès. Je pouvais ainsi m’habiller des pieds à la tête comme un véritable cow-boy ! Cette tenue mythique et inusable est ensuite passée à Albert, et même à Pierre sur la fin.

Notre frère était appelé plus couramment Pitou, d’un surnom de mon invention qui combinait le début de son nom et une sonorité affectueuse pour finir, tout en rappelant aussi « petit ». Tandis que nous devenions des adolescents il poursuivait à nos côtés sa vie d’enfant, sans pouvoir beaucoup partager la nôtre. Il était trop jeune pour nous accompagner à la grande piscine, mais il a connu avec nous celle des Mines, dont on reparlera.


Vers dix ou onze ans je pense, mes centres d’intérêt et ceux d’Albert ont commencé à se préciser, et à diverger, et nous n’avons plus joué systématiquement ensemble. J’étais beaucoup plus « livres » que lui, et il marquait de plus en plus d’intérêt pour des choses qui m’indifféraient, petites voitures, train, premières maquettes. Depuis quelques années, des bicyclettes avaient succédé à nos tricycles et voitures à pédales. Albert utilisait la sienne (un vélo de marque Alcyon sans dérailleur, de couleur bordeaux) beaucoup plus que moi, avec ses camarades, soit pour des circuits de précision entre les plates-bandes du jardin (il pourrait encore dessiner le tracé de ces parcours), soit à travers la ville, pour aller chercher l’un ou l’autre de ses amis, ou pour visiter une des échoppes où on vendait sucreries ou Sélecto, cette boisson gazeuse typique d’alors et de là-bas, d’une couleur rouge intense, dont ils semblaient tous raffoler.

Albert remontait parfois les rues en pente jusqu’au jardin public, avec au retour, à l’occasion, une halte sur la Place du charbon pour acheter un sandwich arabe.
« Cette descente en bécane sous la pluie en mordant dans la merguez qui m’emportait la bouche fait partie de mes souvenirs inoubliables, aussi intenses que ces moments où, enroulé dans une couverture arabe et assis, dans la véranda, sur les marches de la salle d’attente pour être un peu à l’abri, j’écoutais et surtout je respirais la pluie chaude de l’été. »

En effet, la pluie était pour nous un élément qui interdisait tout jeu dehors, et qui interrompait aussitôt toute partie de foot dans la rue — et à l’école les élèves restaient alors confinés dans le préau. Je me rappelle notre étonnement, en Autriche, lors de nos premières vacances hors d’Algérie, en voyant les enfants du coin poursuivre leurs amusements sous l’averse comme si de rien n’était. J’ajoute que Miliana reste souvent associée pour moi à ces journées mouillées d’automne, quand, dans une lumière mordorée, le vent soulevait en tourbillons les feuilles des platanes tandis que sous nos pèlerines nous pressions le pas vers la maison.

Je n’aurais garde d’oublier que l’hiver venu, lors du premier jour de neige abondante, on allait rituellement au jardin élever un bonhomme hérissé d’une branche ou d’un balai, et qu’il y avait bien sûr, tout aussi rituellement, de grandes batailles de boules de neige devant chez nous avec les gamins du quartier.


Les après-midis du dimanche étaient particulièrement longues lorsqu’on n’allait pas au cinéma et qu’il pleuvait, ou qu’il faisait trop froid pour sortir. Albert ne s’ennuyait jamais avec ses autos et ses constructions, moi je suivais les émissions sportives à la radio d’Alger ou de Paris, jusqu’au soir. Les animateurs m’en étaient devenus familiers, ainsi que les noms et les sigles des innombrables clubs de football et de rugby dont ils nous parlaient. En me rappelant ces après-midis dominicales, à la fois paisibles et un peu languissantes, il m’est revenu une anecdote particulière que j’ai tendance à y rattacher.

C’était un jeu radiophonique sur Radio Alger, qui consistait pour les auditeurs, dans l’espoir de gagner des disques 45 tours, à deviner l’auteur d’une citation lue sur les ondes. Il se trouvait que je venais d’acheter un petit recueil de citations classées par mot ou par idée-clef, et que j’eus la curiosité de l’ouvrir. Après quelques citations, dont certaines d’auteurs vraiment méconnus, il me parut évident que l’animateur du jeu les tirait du même ouvrage, et je courus vers le téléphone, dans le bureau de Maman (c’était donc bien un dimanche), en rameutant au passage Albert et son copain Bernard qui jouaient par-là. Lorsqu’une citation était énoncée nous n’intervenions que si aucune bonne réponse n’était rapidement donnée par d’autres : je faisais la recherche, Albert transcrivait le nom sur un papier qu’il passait à Bernard, chargé d’appeler la station de radio. Peut-être à cause de sa voix très juvénile nous fûmes tout de suite désignés comme Jeanne et Alberte, et malgré nos dénégations ces noms nous restèrent tout au long du jeu. Plus il avançait plus nous espacions nos appels, pour ne pas trop donner l’éveil, mais nos noms revenaient assez souvent pour que l’animateur commence à s’extasier devant cette fratrie de savants, ou plutôt de savantes, et (ce qui ne manquait pas de nous étonner) sans rien suspecter d’anormal. Le jeu s’acheva sur une victoire totale : les deux demoiselles l’avaient emporté sur toute la communauté des auditeurs !

Nous étions encore à nous congratuler du bon tour quand le téléphone sonna. Je décrochai, c’était la station de radio : d’une voix peu amène un inconnu commença par s’assurer de nos identités, puis il m’informa qu’une vérification était nécessaire avant l’envoi des prix, sous forme d’une ultime épreuve. Nous nous sentions déjà pris en faute, dans l’attente de la question qui pouvait nous être fatale, mais celle-ci ne vint pas parce que le monsieur sévère partit d’un grand éclat de rire : c’était notre cousin Lucien, qui venait de suivre à la radio notre parcours triomphal, et, moins crédule que l’animateur, avait rapidement eu des doutes !

Les disques attendus nous arrivèrent donc et nous nous les partageâmes équitablement. En revanche nous n’avions pas prévu, Albert et moi, de recevoir deux lettres adressées à chacun (ou plutôt chacune) d’entre nous par deux appelés du contingent. Elles se ressemblaient beaucoup (peut-être avaient-elles été écrites de concert), commençaient par un cérémonieux Mademoiselle, et se terminaient respectivement par chère Jeanne et chère Alberte. Ces deux missives, toutes deux touchantes, et soigneusement écrites, disaient une histoire d’isolement culturel, et l’espoir d’entrer en relation suivie avec les jeunes filles lettrées que nous étions à leurs yeux (il était évident pour eux que nous ne pouvions être de vieilles demoiselles). Cela nous fit sûrement, et sottement, rire, et je me vois encore rédiger une petite missive amusée à mon soupirant pour dissiper sa méprise, mais Albert me dissuada de l’envoyer et nous ne reçûmes pas d’autre courrier.

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Commentaires

  • Hervé dupond
    • 1. Hervé dupond Le 17/02/2025
    Ce récit déborde de vie et de nostalgie, nous plongeant dans une enfance foisonnante où chaque recoin de la maison et du jardin devient un décor d’aventures infinies. L’auteur transmet avec une grande justesse la richesse des jeux d’autrefois, simples mais passionnants, et l’importance du lien fraternel.
    On perçoit aussi, derrière ces souvenirs animés, une tendresse particulière pour la figure maternelle, discrète mais omniprésente. Enfin, le texte évoque avec tendresse une époque révolue où les enfants formaient spontanément des équipes dans la rue et où un simple ballon suffisait à rassembler une nuée de copains.

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