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Nos Visiteurs

Panorama depuis terrasse 1960

Panorama depuis la terrasse/ 1960

Chapitre 21

J’ai déjà évoqué les occupants habituels de notre maison mais il faut parler aussi de ceux qui l’ont visitée épisodiquement. Nous savons par Maman qu’à leurs débuts nos parents ont eu une vie sociale raisonnablement active pour une petite ville comme Miliana et qu’ils ont donc « vu des gens ». Toutefois ces réunions s’espacèrent assez vite, soit que nos parents s’en sont lassés, soit qu’après leurs longues journées ils préférèrent passer ces heures en famille. Ils ne s’étaient d’ailleurs pas vraiment fait d’amis proches, de ceux qu’on rencontre régulièrement. Papa, étant toute la journée à l’extérieur (sauf pour le déjeuner suivi de sa sacro-sainte sieste d’une vingtaine de minutes) avait donc l’occasion de rencontrer du monde, mais à notre connaissance il n’a établi de tout ce temps qu’une seule relation amicale suivie. C’était avec le dernier directeur des Mines, monsieur Jurain. Ils avaient pris l’habitude de bavarder ensemble, le soir, lorsqu’ils pouvaient se libérer un moment l’un et l’autre. En général c’est monsieur Jurain qui passait voir Papa à son infirmerie. C’est lui qui l’a initié à la Bourse, pour laquelle Papa s’est vite découvert une sorte de passion qui ne dura pas plus de quelques années (et qui,sans nous ruiner, ne nous enrichit pas non plus). Il lui prêtait aussi des livres de la Série noire, dont ceux de son auteur préféré, James Hadley Chase, et par ricochet m’en a aussi donné le goût. Mais le directeur, célibataire endurci qui vivait avec sa vieille maman, n’était pas un mondain, et nous ne les voyions chez nous, tous les deux, que le premier janvier. Papa ne recherchait pas non plus les lieux de réunion. On ne le vit pas au Cercle militaire : quoique fils de gendarme, et capitaine de réserve, il n’avait pas le goût de l’armée. Les Anciens combattants ne l’inspiraient pas davantage. Au début il a pu faire partie de quelques associations locales, mais assez vite il n’appartint plus à aucune. La chasse, les jeux de boules, lui étaient étrangers, le club de football auquel il s’était un peu intéressé s’était quasiment éteint. Chez les Corses qui presque tous avaient conservé des attaches dans l’île et dont plus d’un prenait plaisir à parler le dialecte, Papa, qui ignorait tout de son pays d’origine ne pouvait vraiment se sentir à l’aise. Enfin, il ne buvait pas, ce qui n’était pas la meilleure manière de créer des liens : je ne crois pas qu’il soit jamais entré dans un des neuf cafés européens de la ville, sinon pour rejoindre le logement du cafetier lorsque lui ou sa famille étaient de ses patients. Quant à Maman, elle n’avait pas d’amie. Malgré sa débordante tendresse il y avait dans son caractère quelque chose d’exclusif qui ne lui faisait pas rechercher les contacts, hors celui des proches qu’elle aimait. Son métier, sa famille, le piano, la lecture, la rêverie peut-être, emplissaient ses journées. Dans ce contexte de vie sociale extrêmement réduite nous eûmes une visite très inhabituelle vers la fin de l’année 1957, en la personne d’un lointain petit-cousin, lointain à tous les sens du terme. Sous le nom de Taro Mareva, ce jeune cinéaste-conférencier présentait à travers l’Algérie un film sur son île de Tahiti. Maman avait été informée de son passage par Maurice Delpy, un de ses parents d’Aumale. Je ne sais plus dans quel cadre il opérait, mais un soir, à l’école Charles-Andrei, dans la petite salle du ciné-club, Taro Mareva nous commenta son joli film de lagons miroitants, de pirogues à balancier et de belles filles dorées avec des fleurs dans les cheveux, qui ondulaient des hanches sous leurs jupes en raphia aux sons d’une musique langoureuse. Après la séance nous ramenâmes à la maison le conférencier, jeune homme détendu et souriant, un peu « oiseau des îles ». Il repartait dès le lendemain poursuivre ailleurs son cycle de projections. Jusque-là nous avions été dans l’ignorance de l’existence d’une branche parente en Polynésie. En fait ce n’est que maintenant, parce que la confection de nos albums familiaux nous a conduits à faire ces recherches, et plus récemment encore parce qu’Albert est tombé par hasard, dans son inépuisable cave, sur la lettre de Maurice à Maman il y a plus de soixante ans, que nous sommes en mesure de renouer les fils. Dans la vie le jeune Taro Mareva s’appelait plus simplement Gilbert Ferrand. Il était l’arrière-petit-fils d’un Jean Rey, frère d’une de nos aïeules, parti s’établir à Tahiti vers la fin du XIXe siècle. Quant à Maurice Delpy, qui avait informé Maman de sa venue, c’était un cousin germain de Grand-papa. Il appartenait à cette branche brièvement tentée par les États-Unis, où il était d’ailleurs né, dans une bourgade du Missouri. En effet notre famille, outre la saga algérienne qui nous tient tant à cœur, en a connu au moins deux autres, en Amérique et dans le Pacifique sud. L’une et l’autre sont restées largement méconnues : Grand-papa, notre archiviste familial, avait renoncé à démêler l’arbre, déjà très ramifié de son temps, des Delpy américains, et malgré le passage du lointain cousin tahitien nous n’avons pas tenté nous-mêmes d’approfondir le contact avec sa lignée. Mise à part cette visite extraordinaire, ce sont surtout nos parents d’Alger qui sont venus nous voir. Au début ils étaient certainement curieux d’en savoir plus sur le choix de Papa et de Maman de quitter la capitale, la ville de leur enfance et de leurs études où continuaient de vivre tous leurs proches, pour un pays perdu comme le nôtre. Nous ne savons pas ce qu’en ont vraiment pensé les adultes. Les petits, nos cousins et cousines, nous dirent tous plus tard combien ils avaient été surtout impressionnés par les dimensions de notre maison. Le tout premier de ces visiteurs familiaux fut à coup sûr Grand-papa, dès notre arrivée au 11 de la rue Duquesne, si ce n’est avant. Sollicité pour contribuer aux frais d’installation et d’aménagement, il vint sur place voir de quoi il retournait. Mais la première visite dont une trace photographique subsiste date de novembre 1946. Il s’agissait de la famille Saladini au complet, c’est-à-dire notre tante Étiennette, Lucien son mari, la mère de ce dernier, qui partagera leur vie, et le petit Pierre-Louis, bébé de quelques mois à peine. Cela faisait six mois que nous avions emménagé et nous n’occupions encore que le rez-de-chaussée. J’avais vingt mois, et Albert ne naîtrait qu’en avril suivant. La seconde visite attestée a suivi de trois mois la précédente. Sur la photo de groupe, prise par Grand-papa dans la véranda, on voit nos parents et moi, Casimir, dit Casi, frère cadet de notre grand-père, Madeleine, dite Made, son épouse, ainsi que leur jeune Albert Delpy (six ans), l’exact homonyme de notre grand-père. Maman est encore enceinte de notre Albert, qui naîtra dans deux mois. Que d’Alberts ! Il est étrange de penser que les deux derniers se rencontreront pour la première fois exactement soixante-dix ans après, et qu’ils se lieront d’amitié ! Notre grand-oncle Casimir avait profité de son passage à Alger chez son frère, auquel il rendait visite à chacun de ses congés, pour pousser jusque chez nous. Peut-être s’apprêtait-il à rejoindre son nouveau poste d’administrateur en Afrique noire, après plus de vingt ans d’Indochine. Il devait y disparaître, jeune encore, trois ans plus tard. Sa femme lui survécut plus de soixante ans, et mourut centenaire en 2012. La toute dernière visite familiale se produisit exactement quatorze ans après celle des Saladini, donc en novembre 1960, avec la venue chez nous de Mameu, notre grand-mère maternelle, qui vivait alors à Paris depuis près de trois ans. C’était, croyons-nous, la toute première fois que Mameu partait seule en vacances. Elle fit le voyage en train d’abord, jusqu’à Marseille, et de là en bateau (l’avion n’était pas encore entré dans les mœurs). L’idée était de se partager à temps égal entre chez nous et la maison d’Anitsa, à Saint-Eugène. De ce passage de Mameu nous avons retrouvé deux ou trois photos, mais pas le moindre vrai souvenir. Il a dû s’agir d’un séjour très tranquille. Mameu ne sortait guère, j’imagine qu’elle a été enchantée de profiter du jardin, elle qui vivait depuis longtemps en appartement — et ce mois de novembre fut très beau. Comme le dit Maman dans une lettre à son père resté à Paris on allumait la cheminée à l’approche de la nuit mais pendant la journée le ciel restait d’un bleu magnifique. Notre grand-mère a dû aussi prêter la main à la cuisine, et prendre plaisir à nous regarder jouer dans la véranda et au jardin (c’était une personne de caractère affirmé mais d’un naturel aimable). Après le dîner elle s’occupait certainement à de longs échanges avec sa fille, en y mêlant sans doute un peu de croate pour plus d’intimité. En fait, grâce aux lettres de Maman nous savons que sa venue n’a été marquée que par un seul évènement inhabituel, la visite que nous fîmes ensemble au village de Duperré, dans la plaine, à une cinquantaine de kilomètres. Grand-papa y avait passé son enfance avant d’en partir à dix-huit ans pour son service militaire puis toute une vie d’aventures. Maman raconte que nous nous sommes d’abord rendus au cimetière, sur la tombe des parents de notre grand-père. C’est en effet dans ce village que son père puis sa mère étaient morts, respectivement en 1927 et en 1946. Nous ne connaissions presque rien de leur histoire, et ne montrions qu’un intérêt limité pour des ancêtres dont on nous avait peu parlé — ces arrière-grands-parents ne semblaient guère avoir laissé beaucoup de souvenirs de tendresse. Ce n’est que bien plus tard, en travaillant aux volumes de Notre famille, que nous apprîmes à mieux les connaître, et que nous pûmes notamment rendre justice à notre arrière-grand-mère. Quoiqu’il en soit, nos dispositions d’esprit en 1960 expliquent que nous ne gardons pas le moindre souvenir du cimetière de Duperré (un regret aujourd’hui). Albert soupçonne même que nous n’y sommes pas entrés. Nous nous fions donc au récit qu’en a fait Maman à son père. La tombe de ses grands-parents, dont Maman rappelle qu’elle n’avait pas été visitée depuis au moins six ans, était en bon état. Mameu avait emporté de notre jardin deux roses, des œillets et une branchette du sapin (ainsi qu’on nommait souvent notre épicéa) qu’on disposa au mieux. En revanche on ne put retrouver la sépulture de « la petite Henriette ». Il s’agissait certainement d’une requête spécifique de Grand-papa, dont on peut être sûr qu’il avait dû minutieusement préparer ce pèlerinage. Cette Henriette, la petite dernière, née bien après les six garçons, n’avait vécu que quelques mois, alors qu’il était déjà adolescent. Cela faisait cinquante ans qu’elle était décédée. Il est touchant de se dire que si longtemps après notre grand- père a eu une pensée spéciale pour ce bébé. On voulut rendre visite ensuite, un peu à l’écart du village, à ce qui avait été la demeure des Delpy pendant près d’un demi- siècle (Maman enfant y était allée, comme l’atteste une photo des années vingt), mais un mur la dissimulait, et son jardin était bâti de maisons indigènes. Tout contre s’élevait un groupe scolaire flambant neuf.

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Entre la première visite connue, dès 1946, et la dernière de Mameu à la fin de 1960, tous nos parents proches sont venus chez nous. Nous en avons peu de photos, sauf en quelques occasions, telles que ma communion solennelle, en 1956, qui dut être la seule fois où des membres de nos lignées paternelle et maternelle nous visitèrent ensemble. Le plus souvent le voyage à Miliana se faisait dans la journée, en voiture pour les oncles, tantes et cousins, en train pour les grands-parents, avec arrivée en fin de matinée et départ en fin d’après-midi ou en début de soirée (au reste, notre maison, vaste mais peu fonctionnelle, ne permettait de loger confortablement que deux autres personnes). Curieusement, jamais on ne pensa à laisser cousins ou cousines passer quelques jours avec nous (ou tel n’était pas l’usage), de sorte qu’aucun d’eux n’a pu vraiment partager notre vie d’enfants. Je garde très peu de choses de ces visites, toujours si brèves. Il dut n’y en avoir qu’une pour certains de nos parents, davantage pour Grand-papa et Mameu (eux dormaient chez nous). Toutefois je me souviens précisément de la venue de nos grands-parents paternels. Je n’avais pas cinq ans, puisque Grand-père est décédé en février 1950. C’est à cette occasion, dans notre chambre (je visualise parfaitement la scène), qu’il m’a laissé toucher du bout des doigts, sur le dessus de son crâne, la cicatrice du coup de sabre reçu d’un Chinois pendant la guerre des Boxers, en 1900. Je revois aussi ce monsieur solide et gai, à la forte moustache blanche, fabriquer avec moi sur la table en pierre du jardin une sorte d’hélice volante, à l’aide de morceaux de bambou et d’un brin de ficelle. Ce sont d’ailleurs strictement les deux seuls souvenirs personnels que je conserve de notre grand-père paternel. 

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J’ai mentionné en passant la visite que nous faisaient pour le jour de l’An monsieur Jurain, directeur des Mines, et sa maman (le contraste physique entre eux était saisissant, lui de haute taille et large d’épaules, elle frêle et minuscule). Cette visite rituelle faisait l’objet de toute une préparation. Monsieur Jurain étant connu pour être un gourmet, Papa descendait exprès à Alger pour en rapporter notamment huîtres, langoustes, petits fours — le plat de résistance étant immuablement un gigot. Ce déjeuner était organisé dans la salle-à-manger du haut. On sortait pour l’occasion nappe et serviettes brodées, service de porcelaine, argenterie et cristaux — toutes choses généralement inconnues de nous. Les enfants n’étaient d’ailleurs pas invités à cette fête et on avait pris soin de nous faire manger avant, mais nous montrions peu d’appétit pour ce repas ordinaire. Le jeu consistait plutôt à guetter, au bas de l’escalier, le retour des plats encore abondamment garnis (il y avait toujours beaucoup trop de tout, on aurait dit que Papa avait peur de manquer). Cette salle-à-manger du haut, large pièce d’angle qui ouvrait d’une part sur le jardin et de l’autre sur une terrasse et les platanes de la rue, ne fut que très rarement utilisée comme telle. Elle me servait habituellement de bureau (la table était vaste et j’avais une propension naturelle à y étaler mes affaires dans un indescriptible fouillis). Elle redevenait salle-à-manger lorsque nous avions des visites familiales, mais celles-ci, avec les premiers départs pour la France, dès 1957, et le sentiment qu’il y avait danger à prendre la route pour Miliana, se raréfièrent puis cessèrent presque complètement. On y déjeuna aussi trois ou quatre fois lors de la réception de militaires du contingent. Ces repas entraient dans le cadre d’une campagne visant à rapprocher la population européenne (nous) des soldats qui avaient pour vocation, entre autres, d’en assurer la protection, et à offrir aux invités un peu de la chaleur familiale dont ils étaient privés. On « réservait » ainsi pour un certain dimanche, auprès du curé, trois ou quatre jeunes appelés. Le jour convenu, à l’heure dite, les militaires se présentaient à la porte, dans leur tenue de sortie aux plis impeccables, et Papa ou Maman les guidait jusqu’à l’étage. Ces jours-là nous étions également conviés, Albert et moi (je suis moins sûr pour Pierre, jugé sans doute trop petit). Nous étions nous aussi en tenue de sortie, et soigneusement peignés, tandis que Papa présidait, en costume et cravate, sans oublier sa pochette. On avait dressé la même table de cérémonie que pour les Jurain, et le menu, sans être aussi extraordinaire, était très soigné. L’apparat du repas et l’allure guindée que chacun se croyait tenu d’adopter visaient à montrer à nos invités que les Européens d’Algérie n’avaient rien à envier aux gens de métropole en termes de distinction — ce qui devait sans doute plutôt contribuer à mettre nos hôtes mal à l’aise. Les enfants, raides et muets, faisaient attention à ne pas poser leurs mains sur la nappe quand ce n’était pas requis par les convenances, et à utiliser les couverts selon les règles. Quant à la conversation (d’où toute allusion politique était bannie), après nous être enquis auprès des visiteurs de leurs régions d’origine et de leurs occupations dans le civil, elle tournait vite en convenances sans intérêt, et le repas, trop riche, se poursuivait interminablement dans l’ennui général. Je me dis aujourd’hui que ces jeunes gens pour lesquels tout le monde s’était donné tant de mal, et que nous aurions tant voulu impressionner favorablement, auraient de beaucoup préféré tomber la veste pour partager une de nos parties de brochettes au jardin, et peut-être même taper avec nous dans un ballon…  

 

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