Évocations/ Par Rabéa SKENDER
Notre maison servait de ralliement pour les Moudjhahidines. Mon père était mineur mais les souvenirs que j’ai de lui sont ceux de l’époque où il travaillait dans une usine près de Zougala, car à cette époque nous le voyions plus souvent. Je le voyais intervenir sur les vannes d’eau pour en réguler le débit et je regardais avec un sentiment partagé entre la peur et l’émerveillement l’eau tomber avec grand fracas dans une chute qui me paraissait une grotte sans fond.
Craignant les mauvaises rencontres dans les sentiers étroits et touffus de verdure que nous devions emprunter pour y aller, ma mère nous envoyait tous les trois, ma sœur, mon frère et moi porter à mon père son repas au milieu de la journée et nous restions avec lui le temps qu’il termine de manger pour reprendre le petit couffin et remonter aux annassers. Souvent et bien que notre repas nous attendait à notre retour, nous préférions partager le sien, il avait un autre goût.
Mon père travaillait seul dans cet endroit, les bâtiments qui avaient dû servir autrefois de bureaux et de lieux d’hébergement étaient désaffectés et semblaient se dégrader. Certaines constructions tombaient en ruine.
La végétation avait envahie tout l’espace et notre plaisir était de jouer à cache-cache dans ce fouillis inextricable de ronces, de bosquets de fleurs sauvages et parfumées et de figuiers envahis par une vigne que personne ne taillait depuis longtemps et qui avait lancé ses vrilles sur tous les arbres environnants en en prenant possession.
Cet endroit m’attirait doublement, par les possibilités qu’il nous offrait pour nos jeux et par la douce frayeur que m’inspirait le fracas que faisait l’eau en tombant en cascade.
Ce n’est que plus tard, adulte que j’ai su que ce lieu idéal de jeux était une punition pour mon père qui avait été dégradé de son poste de chef d’équipe à la mine de Zaccar suite à son emprisonnement et ce travail solitaire était une alternative à son licenciement qu’il devait à la reconnaissance de son chef pour son sérieux et son dévouement vis-à-vis de son équipe.
Quelqu’un, sous la torture avait avoué que notre maison servait de ralliement pour les moudjhahidines et les soldats vinrent une nuit arrêtaient tous les hommes de la famille à l’exception de mon grand-père qui fut épargné peut-être pour son grand âge. Mon oncle Chérif qui avait 24 ans et qu’on ne revit jamais fut fusillé à Margueritte et enterré dans une fosse commune, mon père et le mari d’une tante paternelle furent emprisonnés .
Je n’ai gardé de cet événement qu’un souvenir vague comme s’il s’agissait d’un rêve. Des soldats dans la cour intérieur de notre maison, mon oncle Chérif contre la porte des toilettes, un soldat qui le vise, ma grand-mère qui tombe évanouie et mon grand-père qui récite le Coran.
Plus tard, j’appris que les quinze jours que mon père avait passé en prison entre les mains des tortionnaires l’avait rendu amnésique. Ma mère me raconta qu’à son retour, il ne nous reconnu pas sur le champ, il pensait que nous étions des étrangers.
Mon père est décédé en 1985 à l’âge de 59 ans des suites d’un cancer. Jamais il ne nous a parlé de ce qu’il avait subi durant cette période. Je l’ai découvert par ma mère bien plus tard et je lui en ai voulu d’être ainsi parti en étant presque un étranger pour moi faute d’avoir parlé.
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