Images                    Youtube

Miliana, Algérie/ Par Claudia Moatti

Claudia MOATTI

 

Avec ce fragment d’un récit en préparation, intitulé La Noyade, Claudia Moatti fait un retour sur la tombe du père en ce pays, l’Algérie, où elle est née en 1954. Et c’est pour elle l’instant où lui est enfin donné le pouvoir de déchirer un “assourdissant silence”. Dans ces lignes, on retrouvera l’art d’un écrivain qui, au fil de ses livres, découvre et explore à la fois le temps et l’espace du passé. Aujourd’hui professeur d’histoire ancienne à l’université de Paris VIII, Claudia Moatti est l’auteur d’une œuvre dans laquelle s’affirment son érudition et sa connaissance de la Rome antique, connaissance qui est parfois conjuguée avec sa passion pour la Rome contemporaine, comme en témoignait Roma (Actes Sud, 1997). Sa plus récente publication, “Rome, ville métisse”, a paru chez Adam Biro, en 2000, dans I tempi di Roma.

Miliana se devinait au loin, voilée dans la brume fraîche au sommet d'un haut plateau. MilianaLe massif apparaissait tel que je me l'étais imaginé, imposant, sec et vert, partout ravagé par le temps, ses chemins semés de crevasses et d'éboulis. Là où se tenaient autrefois les fellaghas, il n'y avait plus que des souffles âpres et froids, de vaines présences nées de frayeurs anciennes. Le long de la route, des hommes marchaient lentement, les mains ballantes, le visage caché sous le capuchon de leur burnous. Certains, assis sur le bas-côté, levaient des yeux indifférents. Les enfants, eux, s'arrêtaient avec une curiosité joyeuse pour voir passer le quatre-quatre. Peu à peu, des groupes se formèrent, la foule devint plus dense, plus bruyante. Miliana sortait enfin de mes songes.

Je croyais avoir inventé ce nom comme on s'inventait jadis une généalogie. Miliana n'avait été qu'une ville mythique, à laquelle ne se rattachaient que des images empruntées, dictées par les impressions d'autrui, inspirées de toutes ces photographies où je ne figurais jamais ; une ville d'absence et de légende. Combien de temps y étais-je restée ? Je n'aurais pu le dire exactement et la passion des adultes pour le secret m'avait mise dans un état d'innocence extrême : je ne savais presque rien des drames qui s'y étaient déroulés. J'avais jusqu'alors vécu sans repères, sans histoire. Il avait fallu ce voyage pour que ma ligne de vie se prolonge vers le passé.

C'est à l'intérieur du village que mes souvenirs commencèrent à s'éveiller. Je sentis que quelque chose s'agitait en moi, si longtemps refoulé, demandait à naître, si longtemps écarté. Il suffisait donc d'être là, de fouler le sol de l'enfance pour que du contact même avec la terre surgissent des bribes de vie ? J'avais rarement éprouvé un tel sentiment de familiarité, d'intimité même avec un lieu. Sans doute, je ne reconnaissais rien de précis, mais des bruits, des silhouettes, des noms me revenaient en mémoire, que je n'avais jamais visités.

Miliana/Les villasDevant l'ancienne villa de mes grands-parents, la vie s'était arrêtée. Même le réel était intact ! Je franchis librement le portail et m'enfonçai dans le jardin.

Il me paraissait beaucoup plus petit que ce qu'on m'en avait toujours dit. Et même plus petit que sur les photographies. L'étroit espace vert entourait la maison et débouchait à l'arrière sur une terrasse. Je restais là, immobile, cherchant à évoquer quelques images, lorsque surgit une vieille femme d'âge biblique. Minuscule, ratatinée et de grands yeux bleus égarés. Elle s'approcha tranquillement, m'interrogeant du regard.

À peine eut-elle entendu mon nom que son visage s'illumina. Elle sourit tristement et devint extrêmement volubile. Ses yeux inquiétants se mirent à briller, ses mains s'animèrent. Tout en m'observant avec tendresse, pleine d'un intérêt effarouché, elle se nomma à son tour et me dit qu'elle m'avait connue enfant. Ce fut un moment de grande effusion, de rires et de gestes tendres. Elle me racontait ma jeunesse, je lui parlais de mes neuf oncles et tantes. Appuyée sur mon bras, elle écoutait avec attention et compassion les détails de leurs vies, posait des questions, s'exclamait. Soudain, remettant en place, d'un geste timide, son fichu tout collant de crasse, elle me demanda ce qu'étaient devenus mes grands-parents. Quand elle eut appris leur mort, le charme fut brisé : elle s'émut, frissonna, émit des sons bizarres où se mêlaient l'arabe et le français, poussa de longs gémissements, leva vers le ciel la tête et les bras, m'embrassa éperdument une dernière fois, puis, ajustant fébrilement son misérable fichu qui glissait, elle répéta, les yeux fermés, des mots incompréhensibles, et sa litanie s'épuisa peu à peu dans les larmes. Sa voix s'amenuisa, elle semblait s'éloigner d'elle-même, un immense désarroi se lisait sur son visage. De quels rivages lointains parlait-elle ? Me vit-elle partir ? M'entendit-elle dire que je reviendrais ? Prostrée au milieu du jardin, l'ombre s'enfonça dans un silence étrange : ses lèvres continuèrent longtemps à remuer sans émettre un son, puis elle disparut.

Je n'osai me retourner et, m'arrêtant à nouveau devant le portail, j'hésitais à accomplir les autres rituels : et si tout le passé allait ainsi s'évanouir ? Je sonnai cependant de toute force. Des pas traînants se firent entendre. Un homme en djellaba entrouvrit, l'air ensommeillé : il n'était que sept heures trente du matin.

Je me présentai et lui demandai l'autorisation de revoir l'ancienne maison familiale. Il eut un moment de stupeur puis me dit d'attendre quelques instants dehors. Quand il revint, habillé à l'européenne, il avait l'air détendu, heureux même, et m'offrit de tout me montrer. "Vous verrez, rien n'a changé", dit-il. Et son regard était si fier lorsqu'il prononça ces paroles !

Rien n'avait changé en effet : rideaux, carrelages, meubles, tapis, je me rappelais soudain tout. Les moindres objets étaient encore à leur place. C'était donc hier ? "Et pour que cela ne s'abîme pas, ajouta-t-il en passant dans le salon, j'ai tout recouvert de draps blancs. Tenez, voyez, retirez-les, je ne mens pas." Il riait. Des suaires partout, des draps de mort recouvraient tous les souvenirs. A chaque pas, il dévoilait un meuble. Je le suivais machinalement et mon regard s'accrochait à ces gestes d'un autre âge. Il insistait pour que je voie tout : "Je n'ai pas modernisé la cuisine, non plus, j'ai tout conservé en état. L'évier en pierre est toujours là. Venez, approchez... Et le bureau de votre grand-père ? Vous l'avez vu ? Par ici, je vous précède."

Ainsi cet homme, qui avait reçu la demeure d'une famille française en 1962, en avait préservé les traces. Comment avait-il pu vivre ainsi, entouré de tant de présences ? Et pourquoi cette joie, sans malignité d'ailleurs, à me montrer les fruits de ses efforts, son respect du passé ? Pourquoi ce visage soudain rayonnant ? Que je fusse venue, que j'eusse osé frapper à sa porte avec une familiarité non contrôlée, cela lui semblait-il normal, même nécessaire ?

Comme des dieux païens chassés de leurs temples, les premiers habitants de cette demeure y avaient laissé leur âme, et, pendant des années, par une sorte de piété admirable, leur successeur l'avait en quelque sorte veillée, s'interdisant d'en éteindre à lui seul le dernier souffle. C'était moi la première, qui, en y entrant après vingt ans d'absence, venais de lui en donner l'autorisation : c'était moi qui avais chassé mes grands-parents. Les vestiges des temps anciens, ces témoins qu'il avait jugés intouchables, pouvaient enfin devenir de simples objets qu'on déplace, qu'on jette. Sur le sol gisaient, informes, les draps blancs.

Je quittai la maison après avoir accepté de retrouver l'homme une demi-heure plus tard dans un café sur la place de l'Horloge. En attendant, je flânai dans les rues décorées de grandes peintures édifiantes. Au café, on s'étonna de voir entrer une femme. Mais après quelques secondes de surprise, chacun retourna à sa conversation.

L'Algérien franchit la porte d'un pas décidé. Je sus immédiatement qu'il avait quelque chose d'important à me dire. Il s'assit visiblement embarrassé puis me supplia de rester quelques heures encore à Miliana : "J'aimerais vous laisser un souvenir, vous offrir quelque chose qui vous ferait plaisir." Il me regarda longuement et reprit : "Je voudrais vous donner le lustre en cristal de votre grand-mère... avec les symboles juifs." Je ne compris pas très bien. Je m'imaginai repartir à travers le désert, avec l'énorme lustre ballotté de droite à gauche, cliquetant à chaque soubresaut : une sorte d'exode symbolique à la lumière du passé ! L'idée me sembla belle, mais les symboles juifs m'obsédaient. Pourquoi avait-il ajouté ce détail ? Je cherchai mille raisons pour refuser, lui dis que je détestais les objets, qu'ils encombraient les humains ; lui assurai que je ne pourrais franchir la douane avec un tel objet. En fait, je ne pensais qu'aux symboles... Ce n'est que quelques jours plus tard que j'éprouvai les plus grands regrets : cet homme à qui j'avais en quelque sorte rendu la liberté m'avait offert la lumière.

"Restez au moins un jour, nous avons des choses à nous dire !" Je fus tentée ; mes compagnons de route, eux, en avaient assez et me suppliaient du regard. Je dus refuser encore. Que de regrets ! Une chose me consolait : devant les autres, nous n'aurions pu parler. Nous n'aurions pu aborder la question qui nous touchait tous les deux : où sommes-nous, nous qui vivons dans un lieu d'emprunt, nous qui sommes chacun à notre façon des exilés ?

J'aurais voulu, pourtant, évoquer avec lui ce jour d'exode, où, derrière le bastingage d'un bateau, j'avais vu disparaître l'Algérie à jamais interdite, lui expliquer la dualité permanente de mon être - ce sentiment, qui depuis me tailladait, d'être là et ailleurs, d'être physiquement là et ailleurs en esprit. Je lui aurais dit aussi combien j'avais rêvé à la chaleur qui tombe sur les épaules, aux pas sur le sol sec, au sable brûlant de midi. On m'avait si souvent dit : tu n'as pas le droit de pleurer un pays qui n'est pas le tien ! Sans doute ne suis-je pas tout à fait algérienne, mais comme une Algérienne j'aime ce pays, ses blés que mon père a jadis caressés sous le vent, sa lumière éblouissante et dure. L'Algérie, lui aurais-je dit, est ce Sud absolu que j'ai toujours chéri, cette part magique de la Méditerranée que j'ai convoitée, cette part tragique de moi-même qui me reste inaccessible mais qui nourrit tous mes rêves de beauté.

Mais ces mots, il ne les entendit pas.

Je lui demandai seulement, comme un dernier service, de m'indiquer le chemin du cimetière juif. Il sembla gêné, hésita, se fit évasif, puis refusa, invoqua de curieuses raisons : "C'est un espace interdit, en dehors de la ville", ou "Vous ne trouverez pas... Partez, c'est une entreprise insensée." Que cachait-il donc de si terrible ? Je le saluai sans insister et me dirigeai vers la sortie de Miliana.

Le cimetière s'étendait sur une vaste colline juste à l'extérieur du village. Je ne l'avais pas remarqué à l'arrivée. Aucune indication : ni pancarte, ni barrière non plus. Tout était désolé. Je compris vite l'hésitation de l'homme : le cimetière juif de Miliana avait subi tous les outrages - le viol odieux de la mémoire.

Eventrées, retournées les tombes, à coup de marteaux haineux ! Sur cette colline dévastée, parmi ces fragments de pierre, par où commencer ? Dans cette confusion infâme de vies, d'époques, comment retrouver la tombe de mon père ? CimetièreDes lettres hébraïques jetées çà et là, des vœux d'éternité et de sérénité anéantis ! Où étaient l'éternité et la sérénité quand il n'y avait que violence et deuil ? J'imaginai la plainte des morts, les plaintes des oubliés, perdues à jamais, dispersées aux quatre vents. En lisant ces noms renversés à mes pieds, rassemblés ou séparés par la violence, je songeai à toutes les histoires que ce lieu aurait pu raconter. Je trébuchai sur des mots brisés dont les échos se perdaient sans bruit dans la terre : voyelles, syllabes d'amour, paragraphes de culpabilité, pages entières d'implorations, livres de misère morale, tous cris étouffés de ceux qui n'avaient plus rien à dire. Que de souffrances, que de larmes dans ces lettres de douleur ! Des fleurs parfois avaient recouvert les portraits brisés, profils étranges, fragments de soi : mais c'étaient des fleurs sèches et sauvages. Je courus en tous sens, fouillai la colline, anxieuse à l'idée de ne retrouver aucune trace, partagée entre le désir de savoir si mon père était bien mort et la peur de mettre un point final à tout ce passé. La terre labourée, souffrante, était ouverte comme pour recevoir de nouveaux morts. Allait-on assister à d'innombrables enterrements célébrés le même jour et dans le plus grand désordre ? Les hommes avaient-ils perdu la raison ? Soudain, je découvris trois tombes intactes dont l'une portait le nom de mon père.

C'était la seule trace de lui depuis si longtemps ! Combien d'années pour venir jusqu'ici, m'asseoir devant cette tombe protégée par miracle ! J'avais pourtant tellement douté lorsque j'étais enfant, persuadée que l'on m'avait menti, que je le reverrais un jour. Que de fois, au détour d'une rue, ne m'étais-je pas retournée brusquement, pensant qu'il me suivait mais n'osait m'appeler. Que de fois m'étais-je adressée à lui, que de rêveries, de joies brusquement nées, brusquement éteintes !

Si au moins, au cours de cette terrible nuit d'Alger, on m'avait laissé voir le corps abandonné de mon père, si au moins on m'avait dit qu'il s'était donné la mort, alors je n'aurais pas tant attendu pour être sûre. J'aurais compris que tout était fini. Je me serais penchée vers lui, les sourcils froncés par la douleur et la surprise, dans l'alignement des siens si douloureux, mon visage mat et vivant contre le sien si blanc, et j'aurais embrassé, caressé son front. Le mensonge au contraire m'avait arraché une part de vie : pendant des années, j'avais porté en moi quelque chose d'inachevé, incapable de m'incarner totalement. J'avais été possédée par un corps absent, exilée de mon propre corps par un être sans corps, une part de moi-même comme contrainte au silence et à l'errance.

Désormais cet assourdissant silence qui m'empêchait de vivre, ce silence pesant qui me traînait comme une détenue, ce silence qui m'embrasait en secret, j'allais enfin le crier...

Commentaires

  • Alex
    • 1. Alex Le 23/04/2021
    Bonjour
    Une réelle mine d’or, un site à la hauteur de cette ville emblématique et fascinante qu’est Miliana. J’ai parcouru plusieurs sites et inévitablement, je reviens toujours vers celui là.
    Par moment les beaux souvenirs de notre enfance nous aident à vivre et nous permettent d'avancer dans les jours de grande lassitude pour nous ressourcer.
    A bientôt
  • LIBERTE
    • 2. LIBERTE Le 21/02/2015
    Bonsoir tout le monde,
    Ce texte dégage une grande souffrance morale .La douleur creuse dans le coeur de l homme des profondeurs insoupçonnées et les déracinements profonds laissent de grands vides sillonnés par de multiples blessures et meurtrissures.
    Les souvenirs viscéralement imprimés au fond de nos etres se bousculent et
    bondissent comme l eau d un impétueux torrent ,toute fumante d écume .
    C est vrai, le passé ne s enterre pas mais se recoud.Les etres et les choses ne
    meurent vraiment que quand on les oublie.
    je perçois aussi dans le récit de Claudia Moatti une grande nostalgie face à un monde qui n éxiste plus pour elle et qui a poursuivi sa marche sans elle.
    L histoire des relations entre Musulmans et Juifs nés en Algerie présente le
    paradoxe de 2 communautés qui avaient liés des relations de proximité et furent
    séparées par un sillon prenant au fil du temps l aspect d un fossé se creusant
    inéxorablement à mesure que s écrivait l histoire.
    Je me rappelle le 6 juillet 1999 un tournant a eu lieu avec le discours prononcé
    par le Président Bouteflika à l occasion des 2500 ans de la ville de constantine.
    Dans le cadre de la réconciliation nationale il rappela et salua le role des Juifs
    dans l enrichissement du patrimoine culturel Algerien.Ce qui a provoqué un
    immense écho parmi les Juifs d Algerie en France.
    Une chose parait sure cependant :le passé ,présent de maniere quotidienne ,
    semble idéalisé à mesure qu il s éloigne ;mais sans doute cela peut-il faciliter
    de nouvelles modalités de dialogue.......
    Comme les relations culturelles principalement musicales qui unissent musulmans et juifs originaires d Algerie et d au-delà ,depuis des siécles et comme
    la musique constitue de fait, un puissant symbole d éspoir ,de paix et de fraternité
    je vous dis SHALLUM Claudia Moatti !
  • Meskellil
    • 3. Meskellil Le 19/02/2015
    Bonjour Chantal,

    Bonjour à tous,

    J’ai lu et relu ce texte, admirablement bien écrit. Pourtant, quelque chose me mettait mal à l’aise. Comme un malaise diffus mais bien présent, que je ne comprenais pas, que je n’arrivais pas à saisir, à définir. J’ai bien laissé passer du temps entre une lecture et l’autre pensant que c’était juste une impression qui allait s’émousser, s’estomper au fil des lectures. Il n’en fut rien. L’impression pèse, dérange à cause de l’absence (du père, de sa terre, d’une partie d’elle-même), un silence assourdissant alors même que l’auteur s’exprime.

    L’absence ! C’est ce qui frappe mais pas d’emblée, et sans que l’on en mesure la profondeur, sans fond ! Une absence d’émotions, de sentiments se traduisant dans le style narratif de l’auteure qui se situe à l’extérieur, comme désincarnée, loin de ce qu’elle exprime, dans une parole qui masque mais qui découvre à la fois. L'auteure se met en scène comme sujet du discours, mais s’enferme en même temps dans une forteresse de silence comme pour échapper à ce qui lui est renvoyé de ces lieux et ces êtres en même temps familiers mais si étrangers, qui risqueraient peut-être, si elle les « entendait », de remettre en cause le monde qu’elle s’est construit. La parole de l’autre est là, mais elle ne s’en saisit pas. Elle ne peut pas. Pas encore. Dans le choix du vocabulaire qu’elle emploie, elle alimente, et conforte ce monde du silence fait de désolation, d’aridité, de violence et d’éléments épars de souvenirs agréables, tendres mais qui ne se projettent pas, enfermés en elle.

    Une distance et une distanciation telles entre ce qui a été construit dans une souffrance extrême et dont chaque mot est chargé, et ce qui est, que la rencontre entre ces deux mondes ne semble pas pouvoir se faire à ce premier retour. Silence tragique sont les mots qui me viennent à l’esprit. Une douleur et une souffrance si fortes, ancrées si profondément dans les moindres fibres de l’être de Claudia Moatti que cette rencontre, au sens fort, au sens humain profond, impliquant de libérer, de laisser s’exprimer ses émotions et ses sentiments et d’accueillir ceux des autres ne se fait finalement pas.

    L’impression que dégage le texte est dure, pleine de rancœur, de souffrance et même lorsque l’auteur parle de ses émotions, de ses sentiments, de son amour, de son histoire imbriquée dans celle de l’Algérie, sa mémoire, et finalement tout son être, elle se situe là aussi en extériorité. Elle n’exprimera jamais, et elle le regrette, à cet Algérien ou l’homme (qui reste anonyme, dont on ne saura rien, pas même la nature du lien qui l’unit à lui) ce qu’elle est venue chercher, ce qu’elle ressent au fond de son être. Emmurée dans un silence infranchissable, une solitude profonde, extrême qui emprisonne, enferme la parole, sa parole, un mur épais qui ne lui permettra pas d’aller à la rencontre spontanée, forte, affranchie de sa terre, des personnages qui l’ont peuplées, qui l’accueillent, qui sont là pour elle, tels cette vieille femme tendre, chaleureuse, affectueuse, spontanée dont la description contribue à entretenir ce sentiment de malaise « yeux inquiétants », « fichu tout collant de crasse », ou ce regard porté sur ses montagnes natales « Le massif apparaissait (…) partout ravagé par le temps, ses chemins semés de crevasses et d'éboulis », ou sur ses habitants qui semble être le même « des hommes marchaient lentement, les mains ballantes, le visage caché sous le capuchon de leur burnous. Certains, assis sur le bas-côté, levaient des yeux indifférents », que du temps de cette lutte si inégale, menée par « les fellagas », « Là où il n'y avait plus que des souffles âpres et froids, de vaines présences nées de frayeurs anciennes ». Le passé occulte le présent, mais pas totalement, les lieux et les êtres sont flous enchainés dans le passé, mais en même temps présents et réels aujourd’hui. La confrontation est brutale, les images contradictoires : celles du passé et celles du présent, partielles et partiales, des images de fantômes allant de l'un à l'autre de ces deux espaces temporels sans se fixer quelque part. Il y a des moments forts en émotions, intenses de tendresse certes dans ces rencontres, mais le sentiment persistant que LA Rencontre est à chaque fois empêchée de l’intérieur, un sentiment assez prégnant, tenace.

    A mon sens, ce texte ne laisse pas indifférent. Il fait partie des expressions qui opèrent un changement en soi. Ce texte est touchant, remuant parce que ce qui est en question, au-delà de l’Histoire, des incompréhensions et autres malentendus, c’est la dimension foncièrement humaine de ce drame, son caractère universel, ce que l’on occulte si souvent ! Finalement, ce retour aura permis à Claudia Moatti de pouvoir lancer ce cri, ce cri de survie si longtemps, trop longtemps contenu ! Peut-être cette rencontre avec elle-même, avec sa terre, avec son histoire personnelle, avec les fantômes de son passé pourra-t-elle, se faire ? Peut-être que ce cri favorisera ce cheminement vers une Rencontre, pleine, entière, affranchie des démons de cette mémoire faite de silence, de mensonges, de désengagement, de déni, de souffrance, pour renaitre à une connaissance, à une reconnaissance mutuelles entre son histoire de vie et les histoires de vie de ces autres Algériens, forte, humaine, pacifiée pour retrouver cette parole longtemps tue, longtemps prisonnière.

    Merci ma chère Chantal d’avoir favorisé ma propre expression par ton commentaire qui m’a fait réfléchir, comparer ton parcours à celui de Claudia pour tenter de comprendre son expression et par conséquent de comprendre ce sentiment de malaise diffus mais persistant que je ressentais.
  • Chantal
    Merci Noria de faire réapparaître de temps à autre d'anciennes rubriques. J'ai pu constater que ce texte était paru en mai 2011 et que je n'avais jamais eu l'occasion de le lire jusqu'à ce jour. Ce voyage dans le temps est merveilleusement écrit. Je le trouve très touchant et émouvant d'autant plus qu'il me renvoie, sur le plan affectif et sentimental, à certains de mes propres souvenirs même si le contexte en était complétement différent. Mon retour à Miliana le 1er mai 2013 restera à jamais gravé dans ma mémoire non seulement comme l'un de mes plus beaux souvenirs mais également comme un merveilleux « cadeau » de la vie.
  • mo
    • 5. mo Le 06/10/2012
    Ce récit soulève un problème très sérieux qui mérite d'être étudié. L' homme peut il vraiment ignorer d'où il vient? Une chose est sure, rien ne fait si mal que de connaître ses origines par la voix des autres.
    • 6. Le 04/05/2011
    D'UNE PART,COMBIEN MÊME C'EST LE CAS,ELLE N'EST PAS DU TOUT COMPTABLE DE LA VOLONTÉ DE SES ARRIERES PARENTS DE SE NATURALISER.D'AUTRE PART,IL FAUT CONTEXTUALISER LA QUESTION DES NATURALISATIONS QUI PRÎT TOUTE SA FORME AVEC LE DECRET CREMIEUX.C'EST UN SUJET QUE L'ON NE PEUT TRAITER A TRAVERS UNE REMARQUE LEGEREMENT EMPREINTE D'ARROGANCE FAITE A UNE PERSONNE DONT LE SEUL TORT EST D'EVOQUER SES SOUVENIRS.

    CHENGAB KHALED.
  • nouh     amri
    cette Claudia Moatti, ne serait ce point une arrière petite fille du Sieur Moatti qui formula un vœu relatif à la naturalisation des israélites indigènes, auprès de Napoleon III lors de sa visite à Miliana? la grande trahison! Inutile de pleurer sur un pays perdu, qu'on a voulu un paradis pour soi, et un enfer pour les indigènes!

Ajouter un commentaire